Pourquoi les autorités burkinabè veulent le départ des troupes françaises ?
Les raisons peuvent être nombreuses. On n’a pas d’explication -à proprement parler- officielle, mais en fait la première raison qui est invoquée par des proches du pouvoir actuel, c’est la question de la souveraineté. Depuis que cette junte a pris le pouvoir il y a quelques mois, elle met en avant le discours de retrouver la souveraineté d’assumer la sécurité de leur pays et donc de s’engager dans la lutte contre les groupes insurgés. Et donc quelque part c’est dans l’ordre des choses que de demander à ce qu’une armée étrangère, qui plus est celle de l’ancienne puissance coloniale, quitte le territoire burkinabé. Il n’y a rien de vraiment surprenant.
Par ailleurs, les opérations que menait la force Sabre, c'est-à-dire les opérations spéciales françaises qui sont installées à Ouagadougou, ne concernaient finalement que très peu le territoire burkinabé. Le gros des opérations était mené au Mali jusqu’à l’année dernière, ou encore au Niger, et assez peu finalement au Burkina.
Donc, d’un point de vue d’ordre sécuritaire, ça n’a pas du tout le même impact que le départ de la force Barkhane du Mali. Après, il y a d’autres raisons qui peuvent entrer en jeu, mais qu’on ignore encore aujourd’hui. Quelles étaient les demandes des autorités Burkinabè vis-à-vis de la France ces derniers temps? Est-ce qu’il y a derrière un agenda qui consiste à se rapprocher de la Russie et à rompre avec la France? Tout ça, pour l’instant, on l’ignore.
Les médias français ont beaucoup parlé d’un sentiment anti-français grandissant en Afrique, qu’en pensez-vous ?
Je n’emploie pas ce terme ou seulement entre guillemets. Mais en soi, le terme anti-français est dérangeant et le terme de sentiment est dérangeant. On assiste à une forme de colère et de rejet de la politique française en Afrique de l’Ouest, qui est, oui effectivement, très prégnante. Les gens rejettent tout ce qui peut symboliser la présence de la France dans ces pays. Qu’est ce qui la symbolise principalement, c’est ces bases militaires et c’est aussi le Franc CFA. Mais en gros, c’est une contestation de la politique menée par la France dans ses anciennes colonies depuis plusieurs années.
Là où c’est plus difficile très clairement si on veut parler de sentiment, ce sentiment il existe et il est de plus en plus fort et il aboutit même à des dérives, à des appels à des violences physiques contre des Français, ou à des théories conspirationnistes qui veulent faire croire que l’armée française est là non pas pour lutter contre les djihadistes mais même pour les aider. Donc on assiste à tout cela. Ce qui est très difficile, c’est de jauger en fait, quelle proportion de la population épouse, en fait, ce rejet de la population française. Sur les réseaux sociaux qui, quelque part, offrent un prisme déformant, ils sont très présents.
Dans les principales villes du Mali ou du Niger ou du Burkina Faso, ce sont des discours qu’on entend beaucoup. Mais dans les zones rurales, un peu moins, mais on l’entend un peu. Par contre, c’est très difficile de dire que c’est généralisé. Aucune étude ne permet de dire aujourd’hui que 50, 60, 70% de la population burkinabé ou malienne estime qu’il faut en finir avec la France. Il n’y a pas d’élément qui permet de dire ça mais c’est très présent et ça vient du terrain, ça c’est sûr.
Vous parlez d’exactions de soldats français au Sahel est-ce qu’elles ont participé à exacerber ce sentiment anti-français?
Pour moi, pas vraiment. D’abord il faut préciser que quand je dis exactions, oui ils ont commis des fautes. Ils ont tué des civils mais c’était des erreurs. Moi, je n’ai pas documenté d’exaction intentionnelle de la part de l’armée française, ce sont des exactions qui sont le fruit d’une bavure, ou de ce qu’on appelle les victimes collatérales.
Beaucoup de gens ont en tête la frappe de Bounty au cours de laquelle 22 personnes dont 19 civils ont été tués. C’était une cérémonie de mariage en janvier 2021. Il y a eu d’autres frappes où des gens qui n’étaient pas des combattants des groupes insurgés ont été tués. C’est pas un grand nombre, mais il y en a eu quand même.
Alors, après, est-ce que ça a participé, est-ce que ça a alimenté quelque part le « sentiment antifrançais »? Moi, je ne crois pas, parce que, par exemple, quand on a eu la première bavure, qui a eu lieu fin 2016 lorsque l’armée française a tué un enfant de 8 ans soit disant parce que c’était un guetteur pour les groupes armés, il n’y a eu aucune réaction ni de la population ni des autorités maliennes à l’époque. Quand il y a eu la frappe de Bounty, donc le mariage, il y a eu des réactions d’associations des droits humains; mais ça n’a pas provoqué de manifestation à Bamako contre la France. Ça n'a même pas provoqué un communiqué ou la colère des autorités maliennes qui étaient déjà à l’époque la junte actuelle, sauf qu’il n’y avait pas encore de rupture, donc ces bavures là à mon sens n’ont pas participé.
Elles ont participé à dégrader l’image de l’armée française dans les zones concernées et même a poussé un certain nombre de personnes à rejoindre les groupes insurgés, parce que leur clan, leur famille était victimes de la guerre anti-terroriste qui était menée par la France. Guerre anti “terroriste” entre guillemets là aussi. Mais ça n’a pas été un levier dans les capitales, pour dire “ah vous voyez la France commet des crimes abominables!” Ca fait finalement assez peu de bruit ces bavures.
Est-ce par manque d’information ou comment expliquez-vous cela ?
Pour certaines, par manque d’information, car finalement c’était assez peu relayé dans les médias, qu’ils soient locaux ou internationaux. Moi par exemple j’écrivais pour médiapart qui a une audience très faible en Afrique. Mais il y a un autre aspect qu’il ne faut pas négliger. A Bamako ou à Ouagadougou, beaucoup de gens finalement se désintéressent de ce qui se passe dans le pays et lorsque des villages entiers sont victimes d’attaques ciblées de la part de milices ou de groupes insurgés ou même de l’armée malienne, il y a très peu de réactions.
Il y a quand même un désintérêt très important quand ce n’est pas sa communauté qui est concernée. A mon sens, c’est assez déprimant. Il y a eu énormément de massacres au Mali qui n’ont suscité que très peu de mouvements de protestation de la part des citadins en quelque sorte.
La présence militaire française en Afrique, est-elle là pour protéger les populations locales ou pour protéger les intérêts de la France?
C’est une question difficile. Elle est là pour les deux. Lorsqu’elle intervient en 2013 au Mali, c’est à la demande des autorités maliennes et c’est pour essayer de stopper l’avancée des groupes insurgés. Ça, c’est une réalité. Je crois qu’il y a une troisième option dans la réponse à apporter à votre question, elle est là parce qu’elle estime qu’il en va de sa sécurité.
Les intérêts en soi de la France, au Sahel, je parle du Sahel et pas de l’Afrique de l’ouest en général, au Sahel, sont finalement assez minimes. Il y a des entreprises françaises qui opèrent au Mali, au Burkina Faso ou au Niger. Il y a Total, il y a les entreprises de BTP, mais ce ne sont pas d’énormes marchés, et le seul enjeu stratégique majeur ce sont les mines d’uranium au Niger. Et encore! D’abord, celles-ci étaient déjà protégées par des forces spéciales. Il n’y avait pas forcément besoin d’une opération militaire pour les protéger et ensuite elles ont perdu beaucoup de leur importance stratégique ces dernières années parce que Orano, qui est la firme française qui exploite l’uranium, a ouvert notamment une mine gigantesque au Kazakhstan et une autre au Canada qui font que le Niger a perdu de son importance.
Ensuite elle n’est pas là en soi pour protéger les civils. Ça c’est le discours officiel. Mais, si la question des civils l’intéressait, la France interviendrait dans bien d’autres zones du monde en fait. Non, en fait, l’enjeu premier pour les dirigeants français, c’est qu’ils estiment qu’il en va de la sécurité des Français qui vivent en France, mais aussi des français qui vivent dans ces pays-là. Et que pour protéger les français, il faut mener la guerre contre ces groupes armés.
Pourquoi ?
Parce que dans le logiciel des dirigeants français, ces groupes insurgés sahéliens sont les mêmes que les groupes qui opèrent au moyen orient ou que les terroristes qui ont mené des attentats sur le sol français, notamment en 2015. Et il les englobe dans le même moule en fait. Pour eux, c’est le même ennemi.
Ce que j’explique dans mon livre c’est que c’est beaucoup plus subtile que ça et que les groupes sahéliens, même s’ils sont effectivement affiliés aux deux principaux groupes armés que sont al Qaeda et Daesh ce sont des groupes qui ont des visées locales en fait, et qui n’ont jamais menacé directement la France sur son sol et qui même recrutent des gens. Moi, par exemple, je n’emploie pas le terme de terroriste pour qualifier ces groupes qui prennent plus la forme d’insurrection locale voire micro locale parfois, sauf qu’effectivement elles agissent sous la bannière des deux "multinationales du terrorisme”, on va dire que ce sont el Qaeda et Daesh mais ça les dirigeants français ne veulent pas l’entendre. Pour eux, c‘est beaucoup plus simple de les qualifier de terroristes.
Justement si la France n’a pas de réel intérêt économique dans la région du Sahel, pourquoi accuser la Russie d’avoir des velléités dans cette zone ?
Parce qu’il y a d’abord une part de réalité. On sait que le groupe Wagner quand il arrive dans un pays, il se paie en partie en exploitant des mines. Il y a cette part de réalité qu’il ne faut pas ignorer. Mais l’enjeu pour la France n’est pas finalement de sauver ces États de la prédation de la Russie, ce n’est pas réellement le problème. L’enjeu c’est de conserver son influence sur ces États.
Pourquoi la France a tenu à conserver une sorte de mainmise sur ses anciennes colonies au moment des décolonisations et encore aujourd’hui même si c’est un peu plus diffus aujourd’hui ? Bien sûr qu’il y avait des intérêts économiques. Mais, ils sont hautement plus importants dans des pays comme la Côte d’Ivoire ou le Gabon par exemple, qu’au Mali ou au Niger. Mais ici l’intérêt, il est géostratégique : cette influence, ce pré carré entre guillemets, permet à la France d’exister à l’ONU, et lui donne un rôle que finalement elle ne mériterait peut être plus si elle n’avait pas ce pré carré.
Lorsqu’elle intervient au Mali en 2013, c’est parce que le Mali lui demande, mais aussi parce que ça lui permet de montrer aux membres de l’ONU notamment qu’elle continue de peser sur les affaires mondiales. Si la France ne pèse plus sur son ancien pré carré, finalement elle ne pèse plus grand chose et elle n’a plus aucune raison d’être membre du conseil de sécurité. En tous les cas, pas plus que des pays comme l’Allemagne, le Brésil, ou l’Inde. Donc, cet enjeu là il ne faut pas le minorer, il est très important. Et à mon sens au Sahel cet enjeu là est plus important que l’enjeu économique.
Est-ce que l’influence française peut totalement disparaître d’Afrique ? Au profit d’autres influences ?
Euh on en est loin. Peut-être un jour, mais pour l’instant on en est loin. Certes on a là quelque chose d’assez spectaculaire, entre ce qui se passe au Mali, ce qui se passe au Burkina, deux pays qui sont des anciennes colonies françaises, qui ont toujours été plus ou moins proches de la France même s’il y a eu des périodes dans l’histoire où il y a eu des moments de tension que ce soit au Mali ou au Burkina, on se souvient du Burkina sous Thomas Sankara et au Mali sous Modibo Keïta, le premier président du Mali, c’était tendu quand même avec la France.
Non, ce qui est spectaculaire, c’est qu’effectivement il y a une rupture militaire et diplomatique qui n’est pas seulement le fait des dirigeants, mais qui est aussi quelque part le fait d’une partie des populations. Donc, il y a ce désaveu dont on parlait tout à l’heure, cette colère contre la France qui fait qu’on assiste à quelque chose qui est spectaculaire. Est-ce que ce sera un épisode qui marquera un tournant dans l’histoire ? C’est encore trop tôt pour le dire, mais c’est un épisode important.
On ne sait pas comment ça va évoluer, est-ce que le feu qui couve aujourd’hui au Burkina et au Mali mais aussi au Niger ou au Tchad, va se répercuter sur les autres pays que sont la Côte d’Ivoire, le Sénégal, le Gabon, le Congo, peut-être, peut-être pas. On ne sait pas. C’est encore trop tôt pour le dire. Mais pour moi, aujourd’hui on est très très loin de voir la France perdre son influence sur le continent Africain. Et d’ailleurs, il suffit d’observer la carte de la présence militaire française, elle est encore très très importante, même si elle n’est plus au Mali, même si elle n’est plus au Burkina Faso, elle dispose encore de 3000 hommes au Sahel. Elle dispose encore de ses bases historiques à Dakar, Abidjan mais aussi à Libreville et à Djibouti, sans compter Mayotte. Donc elle est encore très très loin d’avoir perdu cette influence là. Il faut quand même rappeler que c’est quelque chose de très exceptionnel, la présence militaire d’une ancienne puissance coloniale, dans ses anciennes possessions en fait.
Cette présence militaire sert-elle les populations locales?
Moi je ne veux pas parler à leur place. Aujourd’hui, il y a des gens qui pensent que non. L’histoire contemporaine de ces soixante dernières années a montré qu’à l’évidence, si la France conservait son influence dans ces pays, ce n’était pas au bénéfice des populations, c’était pour défendre ses intérêts à elle, et les intérêts des élites au pouvoir des pays concernés. Donc, non, l’histoire ne plaide pas en sa faveur. Après, il ne faut pas non plus tout voir en noir et blanc.
Il y a des responsables français qui estiment sincèrement que la France a un rôle positif à jouer pour venir en aide notamment aux populations qui sont aujourd’hui au joug des groupes rebelles. Il y a de fait l’intervention militaire, moi je parle d’échec et pour moi c’est un échec quasiment total mais il faut reconnaître que, parfois, ça a pu venir en aide aux populations locales qui étaient attaquées ou menacées par les groupes rebelles. Tout n’est pas à jeter dans cette histoire.