Explication avec Jean-François Di Meglio, président de Asia Centre, et enseignant à l’Ecole Centrale Paris, HEC ParisTech et l’IEP Lyon. Il est spécialiste des questions énergétiques et de la Chine.
La crise énergétique actuelle, qui est due entre autres à une situation géopolitique et économique à la fois difficile et complexe (inflation, guerre en Ukraine, etc.), a-t-elle un impact positif ou négatif sur la transition énergétique ?
On ne peut nier que l’axe principal des réflexions en matière de politique énergétique s'est déplacé car le retour de la guerre a ébranlé beaucoup de certitudes.
Par conséquent, la réponse courte à la question pourrait être dans la situation de confort qui a précédé la guerre, la transition énergétique était un concept de riches oisifs parvenus à un degré de sécurité (illusoire) qui leur permettait de vaticiner sur les nouvelles énergies sans aucun risque réel ou ressenti.
En réalité, l'ignorance dans laquelle l'Europe entière vivait quant à sa dépendance à 98% de sources énergétiques extérieures au continent a fait place à une angoisse tout aussi exagérée que le sentiment de confort béat qui a précédé.
L'impact négatif qui consisterait à se recentrer sur la pure sécurité énergétique "quoi qu'il en coûte" en termes de pollution et de dommages à l'environnement peut sans doute être observé en Allemagne ou en Pologne, tout au moins dans le court terme.
Mais l'excellente nouvelle est qu'en fait la précarité énergétique devient une sorte de "commun" rapprochant à la fois les pays qui se trouvaient auparavant dans des situations très différentes et des couches de la population qui s'ignoraient, et sur ce sujet en particulier, avaient peu à "partager".
Comme en temps de guerre, bien sûr, les égoïsmes ressurgissent et l'instinct de survie prime, mais l'émergence d'une nouvelle préoccupation, déjà observée en temps de guerre, celle de la "sobriété énergétique", répond à la question sur le possible impact positif de la crise.
Ce facteur trop longtemps ignoré et qui, il faut bien le constater, reste en partie négligé par les acteurs publics les plus supposément civiques (mais aussi les commerçants, voir les vitrines de Paris...) va voir son importance grandir et ce sera sans doute l'un des acquis durables de cette très malheureuse crise internationale.
Comment peut-on gérer cette crise en France à court, moyen et long termes afin que son impact soit limité le plus possible sur les ménages modestes et les petites entreprises ?
Comme souvent, c'est une convergence d'actes et de mesures qui permettront de surmonter les moments difficiles mais aussi d'acquérir des réflexes durables qui sont souvent le versant positif des "après-crises" une fois qu'elles ont été surmontées :
Indéniablement, la situation catastrophique des finances d'EDF aurait rendu toute action "sociale" impossible si la renationalisation n'était pas en route. Quoi qu'effectivement une aggravation des dettes d'EDF et de son passif en général ne soit pas souhaitable, il faudra bien en passer par des mesures différenciées pour alléger la facture énergétique des plus démunis et établir des disparités de tarif ou des facilités de paiement encore plus tolérantes qu'aujourd'hui.
Mais ce ne peut être qu'une solution temporaire et marginale. D'autant que le discours consistant à privilégier les ménages sur les vrais créateurs de valeur ajoutée, et en premier lieu les entreprises (les petites surtout) ne peut être qu'un habillage politique momentanément réconfortant mais qui doit céder la place à une réponse plus organisée.
Par ailleurs, en matière de protection des plus faibles, il est évident qu'il faut que l'effort de sobriété énergétique soit poursuivi là où les investissements en matière d'efficacité énergétique rapidement constatables sont possibles et de façon massive.
C'est une façon aussi d'abaisser l'inefficacité énergétique générale en générant de l'efficacité là où l'impact est le plus fort.
Le message à destination de toute la population doit être aussi articulé de façon la plus pédagogiquement intelligente de façon à être percutant et efficace. Le refus d'abaisser la vitesse maximale a sans doute un impact sur les couches défavorisées de la population, mais l'affichage-test des résultats possibles d'une telle mesure permettrait d'évaluer au bout de six mois par exemple les bénéfices réels ou factices d'une telle mesure et peut-être même de mesurer l'impact relatif sur les différents modes de vie en France.
S'il s'avère qu'effectivement (c'est très peu probable) on perd en efficacité du travail desdites couches les plus fragiles parce qu'on a pris de telles mesures sur la circulation automobile, naturellement il faudrait mettre un terme à cette initiative, mais c'est invraisemblable. L'exemple doit venir de haut dans un contexte consensuel.
Enfin, sur le long terme, c'est tout un travail de sécurisation des sources de l'énergie mais aussi de l'accroissement de la sobriété énergétique qui peut avoir un effet sur le bien-être des couches les moins favorisées de la société. La mise au point de filières parfaitement transparentes et intelligentes de mobilité non polluante (partage, mais aussi électrification des véhicules en donnant la bonne assurance qu'on a une "facture nette" en terme d'efficacité énergétique améliorée est un élément déterminant.
Est-ce le moment en France d’investir plutôt dans les énergies renouvelables et/ou le nucléaire voire les deux ?
La situation française est unique : là où, dans un certain nombre de pays qui n'ont pas encore atteint la "maturité énergétique" (c'est-à-dire sont encore en deçà de leur "pic énergétique") l'addition de renouvelables ne pouvait se faire qu'en complément/corrélation avec la mise en place de puissance à peu près équivalente dans les énergies traditionnelles ou le nucléaire (par exemple en Chine), ce pays peut assurer de la croissance (pour autant qu'il y en ait) sans consommer plus d'énergie.
Cependant, là encore, le changement créé par la crise ukrainienne et ses conséquences nous remet dans une situation similaire à celle des pays "immatures" au sens où la mise en place d'énergies renouvelables ou l'ouverture de nouvelles centrales n'est pas juste un "geste pour la planète", mais une nécessité créée par l'augmentation relative de nos besoins énergétiques en fonction de la diminution de l'accès à des ressources auparavant disponibles (gaz russe ou plus simplement énergie carbonée bon marché) ce qui naturellement nécessite l'augmentation des capacités en renouvelables et en nucléaire. Mais les résultats ne peuvent être immédiats.
Donc là encore, il faut travailler la sobriété énergétique dans le court terme et par ailleurs investir massivement dans la R&D y compris pour se lancer dans des découvertes encore improbables aujourd'hui, qu'il s'agisse de l'amélioration des process et de la sécurité des énergies nucléaires ou même l'invention de nouvelles sources d'énergie, voire la connectivité à des réseaux très éloignés et disposant d'un potentiel d'efficacité énergétique supérieur : qu'on imagine simplement, comme d'ailleurs les ingénieurs chinois ne se sont pas privés de le faire, des méga-grilles de distribution mettant à la disposition de pays bénéficiant de peu d'opportunités en matière d'énergie solaire l'électricité générée dans les zones éloignées par cette source d'énergie abondante dans des pays réputés pauvres et qui, par le moyen de subventions intelligemment distribuées et canalisées pourraient ainsi trouver dans les déficits structurels d'énergie "au nord" de quoi financer le comblement de leurs propres déficits financiers et aussi de leurs propres déficits énergétiques, les solutions existant actuellement ne devenant réellement rentable que du fait d'un effet de base et d'assiette (masse critique) que le partage de nouvelles sources d'énergie rendrait possible.