Est-ce que vous pensez que les demandes de retraits des troupes françaises en Afrique sont systématiquement liées à la présence Russe dans ces pays ?
De manière factuelle, elles semblent systématiquement liées à une présence russe parce que, dans la plupart des cas, il s’agit de changer de partenaire, comme l’ont dit les autorités concernées comme le Mali, ou la Centrafrique. Il s’agit d’un changement de partenaire et on peut penser que s’il n’y avait pas l’offre russe, il n’y aurait pas de volonté d’émancipation de la part des pays concernés. Donc, on est très clairement dans des demandes de retrait de la France systématiquement liées à la volonté de s’engager avec un autre partenaire et c’est clairement dit.
Est-ce que les pays africains sont en mesure de pouvoir faire des choix politiques, de prendre des décisions géostratégiques par eux-mêmes ou est-ce qu’ils émanent systématiquement de l’étranger ?
Pour les pays concernés, si on prend les anciennes colonies françaises, on n’est pas encore dans cette situation d’une souveraineté géostratégique en tant que telle, mais c’est en train de se mettre en place. On a dans les pays concernés des volontés d’émancipation, y compris au niveau de la formation, qui montrent qu’on retourne dans cette direction qui a existé un moment au début des indépendances où il y avait vraiment une capacité des états à décider d’eux-mêmes de leur politique étrangère, et on est en train de re-basculer vers cet horizon. Donc, pour moi, on est vraiment dans des périodes de transition, ou en tout cas d’ouverture, et on n’est pas totalement entré dans une position affirmative quant à votre question. Mais il y a des ouvertures qui se font.
Concernant l’influence russe en Afrique, l’occident avait également reproché aux pays africains de ne pas avoir condamné l’attaque Russe en Ukraine, qu’est-ce que vous en pensez ?
Alors, je pense que premièrement il y a une forte méconnaissance côté africain de l’histoire coloniale intra-européenne. En tant qu’Africains on conçoit la colonisation comme quelque chose qui s’exporte au-delà des frontières européennes. Donc on a, d’une part, une méconnaissance du versant colonial de ce qui se passe aujourd’hui du côté de l’Ukraine et de la Russie.
L’autre versant c’est évidemment le fait que l’on est dans un conflit qui n’est pas colonial, qui est impérialiste, puisque derrière l’Ukraine c’est l’OTAN qui est présente donc ce sont les Etats-unis, et que du point de vue des Africains, tout ce qui est lié à l’OTAN, on va penser instinctivement à l’agression militaire de la Libye, et la déstabilisation. Donc, il est très difficile de se mettre du côté de l’OTAN, des Américains, dans une guerre d’agression qui renvoie à une situation où, dans le cas de l’agression de la Libye, la Russie avait été quelque part flouée par le conseil de sécurité de l’ONU. Donc, ces éléments là sont importants à souligner. Et puis, évidemment le deux poids deux mesures dans le fait qu’on demande aux Africains de se positionner, de condamner l’intervention russe en Ukraine, alors qu’il y a des interventions impérialistes ou néocoloniales en Afrique qui ne font l’objet d’aucun positionnement des acteurs internationaux. Donc il y a une dimension un peu infantilisante, marquée par le fait que certains pays africains ont des relations avec la Russie et qu’il n’y a pas de raison pour plaire aux beaux yeux de l’occident, de se fâcher avec un partenaire historique comme la Russie. Ce sont tous ces éléments là qui sont à mettre sur la table, et qui renvoient, je pense, au fait que pour les Africains, condamner la Russie n’a pas de sens en tant que tel.
Justement, est-ce que l’Afrique a le droit d’être neutre sur ce sujet, comme l’occident peut être neutre sur d’autres sujets ?
Je pense qu’on demande aux Africains de se positionner sur les lignes européennes parce que l’Union africaine est principalement financée ou soutenue par l’Union européenne, donc l’Union africaine est liée à l’Union européenne et y’a toujours cette idée qu’en finançant on peut contrôler des leviers politiques et diplomatiques et acheter les voix des pays africains. C’est valable également au niveau des instances onusiennes. Donc, il y a sans doute de la part des pays occidentaux une attente de retour de la part des pays africains.
Maintenant je pense que les pays africains doivent développer leurs propres lignes diplomatiques, qu'elles soient liées à des relations bilatérales et multilatérales ou continentales, et qu'ensuite il est important que les enjeux autour du non-alignement, peut être, réapparaissent de manière plus précise, plus complexe et tiennent compte, je dirais, des fractures qui existent à l'échelle du continent. On ne peut pas demander à tout un continent d’être sur une même position, on a besoin d'avoir un débat à l'échelle continentale sur ces questions. Et ce débat là, à mon sens, devrait se faire à huis-clos. Le problème, c'est qu'il y a tout le temps des ingérences, il y a tout le temps des oreilles indiscrètes qui veulent savoir ce que pensent les Africains, qui fonctionnent sur l’intox, qui fonctionnent sur la propagande, qui fonctionnent sur la diffamation, qui fonctionnent sur l'injonction. A tel point qu'on a cru à un moment que c'était l'Afrique qui était responsable de l'attaque russe au niveau de l'Ukraine. C'est comme si les Africains étaient responsables de tout ce qui se passait dans le monde et que leur silence, leur absence de position étaient aussi graves que les faits qui auraient dû être dénoncés.
La présence russe en Afrique, elle sert qui ? Est-ce qu’elle sert les intérêts économiques de la Russie ? Est ce qu'elle sert les intérêts d'une certaine élite ou est ce qu'elle sert les intérêts de la population locale ?
La présence russe en Afrique sert les intérêts russes. Premièrement, les intérêts des multinationales russes qui sont en quête de marchés, qui sont en quête de débouchés, qui sont peut-être légèrement moins prédatrices que les autres multinationales, parce que la Russie dispose quand même d'une certaine indépendance énergétique et de certaines ressources qui sont en Afrique, mais dont elle a moins besoin, par exemple, que la Chine, les Etats-Unis ou l'Occident, donc de gaz et de pétrole notamment.
Donc ces multinationales sont en quête de débouchés. Elles servent évidemment l’industrie militaire russe puisque ce qui fait la marque de la Russie, c'est son armement, la vente d'armes. Évidemment, la Russie va se positionner et peser sur les zones où il y a des conflits, puisque son intérêt c'est de vendre des armes. Elle sert également, je dirais, la coopération russe qui est en train d'être relancée après une période d'absence liée à l'implosion de l'U.R.S.S. et à la nécessité de la part de Poutine de remonter justement à la Grande Russie. Elle sert également, je dirais, l’élite africaine liée à la Russie, dans le sens où la Russie a continué de former des étudiants africains qui sont retournés en Afrique avec un versant Pro-russe et qui, en occupant des positions stratégiques au moment, par exemple, de choisir des marchés entre une entreprise russe, française, australienne, eh bien ils vont choisir justement une entreprise russe en raison des liens qui sont forgés de la même manière que ceux qui ont été formés en France par exemple et qui vont choisir un partenaire français.
Donc, ça ce sont des stratégies que d'autres pays comme la Turquie, par exemple, sont aussi en train de développer, en formant des étudiants qui vont ensuite revenir en Afrique et privilégier des entreprises turques. Donc, on est, je dirais, dans de l’influence. On est dans de l'ouverture de marché économique. On est également dans des re-positionnements diplomatiques et géopolitiques qui permettent à la Russie d'avoir, non pas des alliés, mais plutôt des dépendances sur le sol africain et au niveau des populations. Bon, je pourrais pas dire qu’elles y ont un intérêt fondamental, mais je dirais que ça, ça amène quand même de l'esprit critique et en même temps une forme de fanatisme très particulier. On est en train de revenir à des formes d'idéologie et de propagande qui sont assez particulières et qui sont, je pense, en train de faire bouger les sociétés, les sociétés civiles et aussi beaucoup de réseaux sociaux.
Et même question pour la France, la présence française en Afrique elle sert qui d’abord ? Et notamment la présence militaire française, elle est là pour protéger les populations ou pour servir les intérêts de la France ?
Mais la France a eu une propagande beaucoup plus huilée, beaucoup plus, je ne vais pas dire plus mesquine que la Russie, mais disons que la France a vraiment un storytelling. Nous, on va vous montrer des vidéos des militaires français qui aident la population etc. Alors que les Russes ne vont pas vraiment le faire. Les Russes c'est plutôt "on vient dégommer les méchants", etc. Il y a du côté de la France, il y a ce côté de montrer une forme de présence militaire, entre guillemets, "humaniste", ce qui est assez hypocrite en tant que tel puisque les militaires ne sont pas là pour, je dirais, pour eux, pour jouer avec les populations, mais ils sont là pour préserver des intérêts, pour répondre avant tout à des décisions politiques qui sont prises au niveau de l'Élysée directement et de maintenir des présences dans les pré-carrés français, de maintenir officiellement la sécurité des ressortissants français qui sont dans ces territoires, des intérêts français, des intérêts économiques français qui sont présents, donc de fonctionner en partie avec les multinationales, d'assurer des éléments de logistique et ou clairement de supplanter les armées des armées nationales. Donc c'est un peu ça. La différence peut être avec la Russie, c'est que de la part de la France, dans sa présence militaire, il y a une dimension d'ingérence, d'interventionnisme beaucoup plus, beaucoup plus forte. Il y a un complexe colonial qui est beaucoup plus affirmé, beaucoup plus marqué.
Donc, cette présence sert principalement le prestige de l'armée et le prestige de la France. D'où les opérations de communication qui sont faites par derrière. Ensuite, c'est une présence qui sert en partie des élites ou des groupes d'intérêts africains qui peuvent trouver effectivement dans la présence française des formes de sécurisation de leur politique ou de leurs intérêts. Au niveau des populations, il y a évidemment des liens assez particuliers liés à un historique colonial. Il y a une aisance, on va dire, sociale, culturelle, idéologique, médiatique qui, selon moi, n’a pas vocation, ne risque pas de disparaître en tant que telle. Donc la France, ça a quand même des stades d'avance sur les autres sur ce plan là, mais force est de constater que sa présence n'est plus vue comme étant réellement utile du point de vue des populations, en termes de transformation de leur quotidien. Donc il y a, je dirais, un basculement assez intéressant qui se fait aujourd'hui et une volonté aussi de plus en plus marquée de prendre les choses en main du côté africain. Et aussi bien je pense aux insuffisances criantes de la France et au fait qu'on n'a pas vu de changements survenir aussi bien sur les situations sécuritaires en tant que telles que sur les projets de développement économique où la Chine et la Russie sont plus efficaces.
L’influence de la France en Afrique est-elle en train de disparaître ?
Je ne pense pas que l’influence de la France est en train de disparaître en Afrique. Je pense qu’elle est en train de se diluer, en train de se répartir différemment sur d’autres enjeux, d’autres horizons. On est peut-être sur la baisse d’une influence géopolitique, géostratégique, mais il reste quand même un certain nombre de leviers qui sont liés au rayonnement néo-colonial et impérialiste de la France.
Justement, vous parliez tout à l'heure de politique de migration d'une certaine élite étudiante, etc. en Russie, en Turquie, dans d'autres pays, pour faciliter les échanges commerciaux dans le futur. Est-ce que la France, elle, a eu cette logique? Est ce qu'elle l'a toujours ou elle l'a de moins en moins? On sait que les politiques migratoires aujourd'hui sont très très offensives vis-à-vis des populations venues d'Afrique. Et est ce que vous pensez que ça joue en fait justement dans ce sentiment "anti-français"?
Disons que la France a une politique de visas qui est fondamentalement raciste. Premièrement, donc toutes les ambassades de France en Afrique sont connues comme étant des pièges à pigeons où vous payez, vous n'avez pas de visa, etc. C'est un racisme structurel qui est évidemment affiché tout en ayant de l'autre côté un soft power avec des intellectuels alors quasiment tous africains. C'est-à-dire que la France peine à avoir des intellectuels français blancs qui, sur les questions africaines, apparaissent comme étant stimulants ou intéressants. Donc c'est aussi une dimension très, comment dire, très négrière dans cette approche là. Les universités, les écoles et la formation française restent quand même une formation prisée par les élites africaines, avec évidemment quelques alternatives, notamment vers le Canada, vers les Etats-Unis ou aussi vers la Russie et la Turquie. Mais j'ai tout de même le sentiment qu'aujourd'hui, l'intérêt de la France est beaucoup plus de miser sur sa diaspora, les afrodescendants, comme étant un peu la nouvelle roue, le nouvel outil qu'on va utiliser pour se réimplanter économiquement, pour réinsuffler, comment dire? de la francité dans cette relation avec l'Afrique, plutôt que de se fonder sur les ressortissants des anciennes colonies comme étant , je dirais, les moteurs de cette nouvelle politique africaine. Du point de vue, je dirais, non pas de la sémantique mais de l’approche, y’a une distinction entre la France et la Russie. C'est que la France joue beaucoup sur le mot de coopération, alors que la Russie a toujours pensé la question des étudiants dans le sens de la formation. Et je pense que là aussi, c'est quelque chose qui est très intéressant, à savoir que dans le contexte russe, même s'il apparaît de plus en plus une diaspora africaine de Russie, l'objectif c'est vraiment vous venez en Russie, vous vous formez et vous rentrez dans votre pays.
Donc, il y a vraiment quelque chose de plus efficace, de plus direct en termes de retour sur investissement que du côté de la France où on va faire venir des médecins, des ingénieurs, des cerveaux africains et on va les dispatcher dans les déserts français où ils vont plutôt nourrir directement l'économie française. Il y a cette différence là qui est assez intéressante à souligner. Et puis après, pour ce qui relève, je dirais, des élites politiques en tant que telles, quand on regarde de mémoire les dirigeants du gouvernement malien actuel, je crois qu'on a quelques uns formés en France, d'autres en Russie, souvent avec des doctorats. Il y a également la formation des militaires, c'est à dire qu'on a aujourd'hui des hommes en armes qui n'ont pas juste un diplôme d'une école militaire. Généralement, ils ont une autre formation en complément, qui est aussi liée peut être à la manière dont des écoles françaises comme Saint-Cyr ou Polytechnique justement, sont en train peut-être de repenser des programmes qui sont à destination des élites ou des étudiants ou des élèves, des dirigeants africains.
Donc, pour moi, il y a aussi un marché, je dirais, de la de la formation qui est en train de s'ouvrir. Et l’un des enjeux, évidemment, ce sera de savoir comment des pays comme le Mali, comme le Burkina, comme la Centrafrique, même la Guinée vont dans l'avenir décider de la formation de leurs cadres, de leurs hauts fonctionnaires. Je pense que c'est un enjeu qui va être éminemment stratégique parce que c'est de là que vont découler les véritables ruptures à venir.
Une dernière question, c'est aussi sur la sémantique. Les médias occidentaux et notamment français, lorsqu'ils parlent de la présence russe, systématiquement on parle de pillages, évoquant les cas des forces Wagner, par exemple, qui se payent en pillant des mines. Ce terme n'est jamais utilisé lorsqu'il s'agit de la présence française. Qu'est ce que ça vous évoque ?
Alors pour les occidentaux, il faut justifier la dimension de mercenariat de Wagner. Donc, le principe des mercenaires c'est qu'effectivement il n'obéissent qu'à ceux qui les payent. Ou alors ils se paient sur leurs conquêtes, leurs victoires. Donc ça fait partie, je dirais, de la justification de la sémantique, puisque les Français, les Américains ne se présentent pas comme ayant des forces mercenaires, même s’il y a évidemment une grande histoire du mercenariat français en Afrique ou du mercenariat américain en Afrique ou au Moyen Orient. Donc on est dans des déclarations qui parfois sont avérées, qui parfois sont reconnues plus ou moins par les autorités. Donc du côté malien c'est démenti, mais il y a quand même des signes. Après sur la problématique que cela induit en réalité, c'est que cet impact des médias occidentaux vis-à-vis de Wagner ou vis-à-vis de la Russie bloque un peu les critiques que les Africains pouvaient avoir eux mêmes vis à vis de la Russie. C'est à dire qu’en faisant de cette sorte, les occidentaux se montrent encore plus colonialistes, en enlevant aux Africains la capacité de critiquer eux mêmes la Russie. Parce que moi je connais des camarades qui disent très clairement que ce que fait Wagner, c'est pas forcément joli joli, mais le dire c'est passer comme étant pro-occidental alors qu'on peut avoir un regard critique sur Wagner. On peut dire qu'il y a des choses qui sont vraiment pas acceptables. Mais l'intensité de la propagande occidentale fait que finalement on se dit qu’on est entre le marteau et l'enclume, et qu'il vaut mieux laisser cette guerre médiatique à ceux qui ont intérêt à la mener et se concentrer sur les priorités.
J'ai un peu l'impression que c'est parfois la position des autorités maliennes ou aussi de quelques militants panafricains qui ont, sur ces questions là, des réserves, maintenant, sur la manière dont cette propagande fonctionne et me semble très peu efficace en tant que telle. Voilà, ce n'est pas la manière dont les Occidentaux vont présenter Wagner comme étant une force de pillage qui va changer les choses, puisque les populations, les états, les opinions ont déjà l'habitude depuis très longtemps de voir des occidentaux intervenir avec des logiques de pillage. Donc c'est aussi, ils vont dire la paille dans l'œil du voisin quand on a une poutre dans son propre œil. On reproche un peu aux occidentaux qui eux n'ont fonctionné dans certains cas que sur des logiques de pillage et qui, lorsque cela concerne d'autres acteurs, et bien sont totalement indignes!
Merci beaucoup, une toute dernière question, c'est quoi le pire? C'est la Russie ou la France, en Afrique ?
Ha! Ha! Ha! Bon, moi je pense que dans les deux cas, il y a des vrais risques,entre la France et la Russie. Je n'irai pas jusqu'à dire qu'on est entre Charybde et Scylla, mais la France refuse de partir alors qu'on lui demande de partir, en tout cas de se retirer. Et la Russie souhaite s'installer, se réinstaller. Et je pense que ni l'un ni l'autre ne partiront lorsqu'on leur demandera réellement de partir. Donc j'ai plutôt l'impression qu'on est en train de se lier davantage à des impérialismes qui vont d'une manière ou d'une autre, ont pris à un moment ou à un autre, ont confrontation directe avec d'autres volontés de souveraineté africaine. Oh bah on est en train vraiment d'installer sur le continent africain une sorte de nouvelle guerre froide, simplement sachant que les intérêts, les vraies rivalités, c'est quand même entre les États-Unis et la Chine, et donc la France et la Russie sont un peu, je dirais, les étapes intermédiaires de la vraie rivalité.