Jusqu’au 19e siècle, l’Europe ne connaissait l’Empire du Grand Turc qu’à travers les chroniques de voyageurs, les missives d’ambassadeurs ou les tableaux de peintres qui dépeignaient un Orient exotique et fantasmé.
Ce n’est qu’à partir de l’épopée romantique de la littérature que l’Orient a commencé à susciter désir et inspiration pour les âmes en quête de mystères et d’ailleurs. Dès lors, il ne serait pas excessif de dire qu’Orient et romantisme ont presque un destin lié, le voyage en Orient représentant le voyage initiatique par excellence de l’écrivain romantique.
Curieusement, c’est exclusivement chez les auteurs français, plus que chez tous les autres écrivains européens, que cet attrait oriental a trouvé une inspiration aussi singulière.
S’il est difficile de supposer des raisons générales et exactes de cette exclusivité française pour des expériences aussi individuelles, certaines hypothèses peuvent néanmoins s’en dégager.
Les bains de sang causés par la France révolutionnaire, suivis des interminables guerres napoléoniennes, l’hostilité contre tout sentiment religieux, les “progrès” de la technique, engendrent une époque asséchée par la raison, un désenchantement progressif qui s’accompagne d’un mal du siècle, de blessures dans l’âme auxquels on essaie de remédier par la méditation dans des contrées lointaines et reculées qui conservent encore leur distance vis à vis du nouveau monde.
En effet, à cette époque, l’Orient n’a pas encore connu “les progrès’’ de la civilisation. Et comme chaque progrès implique un regret, c’est ici que l’écrivain français vient chercher consolation contre la fuite en avant dans laquelle est immergée sa patrie.
On se souvient du mot célèbre du diable boiteux, Talleyrand, “qui n’a pas connu les années qui ont précédé la Révolution n’a pas connu la douceur de vivre.”
Ainsi, ce n’est pas une coïncidence si le premier auteur français à effectuer un voyage en Orient fut Chateaubriand. Grand déçu et persécuté par la révolution, c’est en 1806, à l’apogée de la France napoléonienne qu’il effectue son “Itinéraire de Paris à Jérusalem”.
Mais c’est moins l’Orient pour lui-même que recherche l’auteur du “Génie du christianisme”, que les racines chrétiennes et antiques de la civilisation occidentale dont il saisit prophétiquement la bascule.
Comme le remarque Lamartine, c'est “en pèlerin et en chevalier, la Bible, l’Évangile et les Croisades à la main” que l’auteur effectue son voyage.
Lamartine, lui, c’est “en poète et en philosophe” qu’il sillonne l’Orient pour en rapporter de “profondes impressions dans son cœur, de hauts et terribles enseignements dans son esprit”.
Le poète embarque à Marseille en Juillet 1832, et passe par Malte, la Grèce, Rhodes, Chypre, Beyrouth, les terres saintes, le Jourdain, Jaffa avant de rejoindre Istanbul en mars 1833. Ayant perdu sa fille Julia, morte de tuberculose lors de son passage à Beyrouth, c’est le cœur endeuillé que le poète arrive dans la capitale ottomane, en espérant peut-être panser ses plaies.
“À cinq heures j’étais debout sur le pont ; le capitaine fait mettre un canot à la mer ; j’y descends avec lui, et nous faisons voile en longeant les murs de Constantinople, que la mer vient laver : après une demi-heure de navigation à travers une multitude de navires à l’ancre, nous touchons aux murs du sérail, qui font suite à ceux de la ville, et forment, à l’extrémité de la colline qui porte Stamboul, l’angle qui sépare la mer de Marmara de la Corne-d’Or, ou grande rade intérieure de Constantinople ; c’est là que Dieu et l’homme, la nature et l’art, ont placé ou créé de concert le point de vue le plus merveilleux que le regard humain puisse contempler sur la terre : je jetai un cri involontaire, et j’oubliai le golfe de Naples et tous ses enchantements. Comparer quelque chose à ce magnifique et gracieux ensemble, c’est injurier la création.”
C’est sur ce style onirique que Lamartine se laisse embarquer dans les flots de la mer, pour dépeindre la capitale ottomane des années 1830 et sanctifier l’extase de la rêverie stambouliote. Tout y passe. Le poète savoure les enchantements de la nature, de la mer, des bruits, du temps, des paysages, des sérails, des couleurs, des monts, des arbres, des cyprès, des maisons de bois, des jardins, dans une forme synesthésique pour sublimer ses sensations.
Il serait néanmoins injuste de réduire, comme d’aucuns, le voyage de Lamartine 'à une suite monotone de superlatifs qui n’offre qu’un spectacle pour la simple délectation visuelle ou imaginative. L’auteur des “Méditations poétiques” essaie de saisir la ville dans son âme en faisant chanter la nature, en donnant à l’espace de l’homme une orchestration qui le transforme en espace spirituel, pour saisir des bribes d’une vérité indéfinie et perpétuellement mobile.
Mais cette vérité Lamartine ne la cherche pas uniquement dans les sensations que lui inspirent les paysages stambouliotes. Aussi connu pour avoir su imposer le drapeau tricolore contre le drapeau rouge en se mêlant à une foule déchaînée lors de la révolution de 1848, Lamartine n’hésitera pas à aller à la rencontre de la population stambouliote pour observer ses mœurs et comprendre sa manière de penser, de méditer, de contempler et d’apprécier la création. C’est notamment la longanimité, la quiétude et le fatalisme héroïque de ce “peuple de philosophe” qui frappe le poète.
“S’asseoir à l’ombre, en face d’un magnifique horizon, avec de belles branches de feuillage sur la tête, une fontaine auprès, la campagne ou la mer sous les yeux, et là passer les heures et les jours à s’ennuyer de contemplation vague et inarticulée, voilà la vie du musulman : elle explique le choix et l’arrangement de ses demeures ; elle explique aussi pourquoi ce peuple reste inactif et silencieux, jusqu’à ce que des passions le soulèvent et lui rendent son énergie native, qu’il laisse dormir en lui, mais qu’il ne perd jamais. Il n’est pas loquace comme l’Arabe ; il fait peu de cas des plaisirs de l’amour-propre et de la société ; ceux de la nature lui suffisent : il rêve, il médite et il prie. C’est un peuple de philosophes ; il tire tout de la nature, il rapporte tout à Dieu. Dieu est sans cesse dans sa pensée et dans sa bouche ; il n’y est pas comme une idée stérile, mais comme une réalité palpable, évidente, pratique. Sa vertu est l’adoration perpétuelle de la volonté divine ; son dogme, la fatalité. Avec cette foi on conquiert le monde et on le perd avec la même facilité, avec le même calme. (…) Ce peuple est fataliste, mais fataliste à la manière des héros, il fait son destin !”
Un des autres aspects qui retient vivement l’attention de Lamartine, c’est la diversité culturelle et la tolérance des Turcs à l’égard de celle-ci. Il profite de son séjour pour rencontrer, écouter et échanger avec ses frères en religion Grecs et Arméniens, mais aussi pour combattre les idées fortement répandues en Europe sur le “despotisme oriental”.
"II n'y a point de persécution, il n'y a plus de martyre ; tout autour de ces hospices, une population chrétienne est aux ordres et aux services des moines de ces couvents. Les Turcs ne les inquiètent nullement ; au contraire ils les protègent. C'est le peuple le plus tolérant de la terre, et qui comprend le mieux le culte et la prière dans quelque langue et sous quelque forme qu'ils se montrent à lui".
S’il y a une idée fort répandue de laquelle il faut bien se garder concernant le poète, c’est sans doute celle qui consiste à le classer parmi les poètes euphoriques. Si son lyrisme peut à première vue prêter à confusion, une lecture approfondie de son œuvre laisse entrevoir les tourments existentiels d’un poète de l’angoisse. Tout au long de son œuvre, autant dans sa prose que sa poésie, l’espace est toujours saisi sous la forme d’une verticalité, dans laquelle le poète essaie de se confondre avec une existence qui le dépasse infiniment pour conjurer par la croyance cette angoisse qui hante les tréfonds de son âme.
“J’entends dire sans cesse autour de moi, et même ici : “Les hommes n’ont plus de croyances ; tout est livré à la raison individuelle ; il n’y a plus de foi commune en rien, ni en religion, ni en politique, ni en sociabilité.” Des croyances, une foi commune, c’est le ressort des nations ; ce ressort brisé, tout se décompose ; il n’y a qu’un moyen de sauver les peuples : c’est de leur rendre leurs croyances.”
De ces observations il en tire également des enseignements qui lui permettront de confronter les peuples d’Orient et d’Occident. C’est dans cette altérité que Lamartine trouve l’occasion de méditer l’idée d’une complémentarité, voire d’une synthèse possible entre les deux civilisations, en comblant les lacunes de l’une par les qualités de l’autre, un thème qui sera longuement repris par nombre de penseurs et d’auteurs plus tard. Au demeurant, c’est contre sa propre civilisation que le poète lance ses foudres lui faisant grief d’un manque de spiritualité latent qui la ronge de l’intérieur.
“Quand je reviens le soir de Constantinople en caïque, et que je longe les bords de la côte d’Europe au clair de la lune, il y a une chaîne, d’une lieue, de femmes et de jeunes filles et d’enfants, assises en silence, par groupes, sur les bords du quai de granit, ou sur les parapets des terrasses des jardins : elles passent là des heures délicieuses à contempler la mer, les bois, la lune, à respirer le calme de la nuit. Notre peuple ne sent plus rien de ces voluptés naturelles : il a usé ses sensations ; il lui faut des plaisirs factices, et il n’y a que des vices pour l’émouvoir. Ceux chez qui la nature parle encore assez haut pour être comprise et adorée sont les rêveurs et les poètes misérables à qui la voix de Dieu dans ses œuvres, la nature, l’amour, et la contemplation silencieuse, suffisent. (…) Placez un Turc entre dix Européens, vous le reconnaîtrez toujours à l'élévation du regard, à la gravité de la pensée imprimée sur ses traits par l'habitude, et à la noble simplicité de l'expression.”
“Mais vous, peuples assis de l’Occident stupide,
Hommes pétrifiés dans votre orgueil timide,
Partout où le hasard sème vos tourbillons
Vous germez comme un gland sur vos sombres collines,
Vous poussez dans le roc vos stériles racines,
Vous végétez sur vos sillons !”
En somme, “le voyage” est à la fois un véritable périple au bout de l’Orient parcouru de fond en comble, mais aussi dans les abîmes du moi lyrique de Lamartine, qui marquera à jamais la tradition des récits de voyage et le poète lui-même. Si bien qu’il effectua un second voyage au lendemain de son échec politique en 1848, et duquel il tire non seulement un “Nouveau voyage en Orient” mais aussi une vaste “Histoire de la Turquie” en huit tomes. Lamartine souhaita même à la fin de sa vie s’installer à Izmir et y être enterré, dans des domaines qui lui sont concédés par le Sultan Abdulmecid lors de son séjour, un vœu qui malheureusement ne sera pas exaucé.