Vous êtes historien américain et professeur à l’université John Hopkins de Baltimore aux Etats-Unis. En tant que spécialiste de la France et de son empire colonial, comment regardez-vous la situation au Proche-Orient ?
On ne peut pas tout réduire dans cette affaire à l’histoire de l’impérialisme occidental contemporain. Il y a, bien sûr, d’autres lectures utiles. Néanmoins, cette histoire nous apporte un grand éclairage sur l’explosion de la violence du 7 octobre, peut-être encore davantage sur la réponse israélienne toujours en cours, et aussi le soutien inconditionnel des pays occidentaux à celle-ci. Les interprétations qui refusent n’importe quel effort de mise en contexte du 7 octobre, la disproportion massive de la violence "en réponse", l’émergence de toute la gamme discursive peaufinée au cours de l’expansion impérialiste et la gouvernance coloniale du 19e et 20e siècle pour qualifier les Palestiniens - la déshumanisation, le déni de leur capacité à souffrir, mais surtout l’idée qu’ils ne sont ni des individus ni une collectivité avec des espoirs communs (bien que divisée comme toute collectivité) mais simplement une masse dangereuse qu’il faut toujours bien mater pour la maîtriser - nous rappelle avec force comment la France républicaine, encore plus que d’autres régimes, gérait ses colonies et les révoltes anticoloniales.
Les frappes d’Israël sur Gaza sont, selon Benjamin Netanyahu, Premier ministre israélien, une riposte aux attaques du 7 octobre perpétrées par le Hamas. Que pensez-vous, justement, de l’expression "guerre entre Israël et le Hamas ?"
Il faut la rejeter, sans condition. Les autorités israéliennes ont décidé de s’attaquer à Gaza dans son intégralité mais aussi à une grande partie de la Cisjordanie. Elles bombardent le Liban et la Syrie très fréquemment et menacent d’autres pays dans la région. C’est une guerre menée par Israël qui s’appuie sur les horreurs du 7 octobre- à l’instigation du Hamas- pour élargir et asseoir son contrôle sur tout ce qui est palestinien. Il n’y a pas eu le moindre effort de coordination avec d’autres forces palestiniennes que le Hamas depuis le 7 octobre, un dédain dans la lignée d’autres choix israéliens depuis 2005. Rappelons-nous, son retrait de la bande de Gaza sans prévenir quiconque et sans changer son statut juridique (elle reste sous occupation israélienne juridiquement). Les autorités israéliennes aiment prétendre qu’elles n’ont pas de choix dans cette stratégie. Or, Israël a choisi le Hamas comme interlocuteur, et le monde- les peuples palestinien et israélien notamment- paie le prix. Si l’on élude les responsabilités d’Israël dans cette situation, en laissant penser que le Hamas est le seul responsable, alors on occulte plus que l’on explique les faits. Ne soyons pas complices.
Pourquoi le terme "colonial" apposé à la présence d’Israël dans les Territoires palestiniens est-il un mot tabou dans les pays occidentaux, notamment en France alors que "terrorisme" est si présent dans le débat pour caractériser la lutte des Palestiniens ?
La guerre d’Algérie permet, certainement, de comprendre le débat actuel en France. Quand le Front de libération national (le FLN) lance, le 1er novembre 1954, sa campagne d'indépendance, l'Algérie n'est pas une colonie. Juridiquement, c’était vrai. Tout le monde, en France et ailleurs (les commentateurs aussi bien soviétiques qu’occidentaux), affirmait que l’Algérie faisait partie de la France.
On ne parle pas, alors, de guerre coloniale…
En France, ce n’est qu’à la fin de la guerre que les termes changent. On commence, alors, à parler de l’histoire coloniale. La pression de l’opinion publique mondiale, catalysée par la résistance acharnée des Algériens, pousse des Français à accepter cette lecture. Certes, ils la déforment un peu. Ils expliquent pourquoi ils ont perdu—plutôt que de penser pourquoi la lutte algérienne a été juste—et effacent une réalité, celle d’assumer que l’empire colonial (en Algérie et ailleurs) a façonné l’histoire de la République française.
Aborder la dimension coloniale de l’histoire française revient, donc, à reconnaître la part sombre de la République ?
Reparler du colonial pour expliquer des développements actuels menace, en creux, ce désir d’oublier ce passé important et trouble, de tenir à part une belle histoire du progrès humain sans prendre en compte l’histoire sombre d’exploitation raciste qui l’a accompagnée depuis 1789.
Dans le vocable, aussi, une bataille autour du mot "terroriste" se joue. Le Hamas est considéré comme une "organisation terroriste" par l’Union européenne, les Etats-Unis... A l’inverse, des médias tels que la BBC ou l’AFP expliquent que le mot est "politisé et sensible", et émane du choix de gouvernements qui "qualifient de terroristes des mouvements de résistance ou d’opposition dans leurs pays". Là, aussi, la France dans la guerre d’Algérie semble nous parler…
L’histoire de la guerre d’Algérie nous rappelle avec force aussi à quel point le mot "terroriste" est utile pour disqualifier tout ce qui menace les rapports de force bien établis. Peut-être plus important encore, c’est de voir qu’une telle disqualification sans nuances permet d’ignorer ce qui se passe réellement, de fabriquer une situation d’exception où tout est permis pour exterminer les brutes. Comme le Hamas, le FLN avait choisi à un moment d’utiliser le terrorisme comme arme. Mais la France officielle et ses soutiens ont décidé dès le 1er novembre 1954 que toute résistance, toute désobéissance et toute personne qui se trouverait entre les mains des autorités françaises devrait être qualifiée de terroriste. A ce moment-là, la méthode est musclée et efficace. En scrutant les archives, on se rend compte de l’importance des mots.
Lisez les lettres que le jeune sénateur américain John F. Kennedy a reçues quand, en 1957, il devenait le premier homme politique américain connu à annoncer son soutien à l’indépendance algérienne. Intéressez-vous, aussi, aux efforts que d’anciens prisonniers des nazis rassemblés dans la Commission Internationale Contre le Régime Concentrationnaire ont fait pour ne pas condamner les camps de regroupement que la France a mis en place en Algérie. Ils ont su résister aux calomnies (amis des terroristes). Nul ne peut douter que l’engouement de la propagande colonialiste pour le terme « terroriste » a massivement contribué à la violence française, aux souffrances des Algériens, au prolongement de la guerre jusqu’à 1962. Les difficultés actuelles de la France à discuter, aujourd’hui, sur la base des faits historiques concernant l’Algérie française, la révolution algérienne ou ses suites prennent racine dans cette propagande de l’époque.
Avec une forte communauté juive et musulmane, la France semble être un théâtre délocalisé du conflit au Proche-Orient. Comment réagissez-vous aux propos de ceux qui s’inquiètent de l’importation du conflit en France ?
Dans un pays libre, les gens ont le droit de soutenir telle ou telle position politique, même si ça ne les concerne pas directement. Les causes palestinienne et sioniste ont eu des échos en France depuis les années 1970 pour la première et antérieurs pour la seconde. Les tentatives de transformer ces causes en question identitaire et religieuse sont plus récentes.
D’une part, dès les années 80, on voit une montée de la peur des musulmans et de l’Islam qui seraient des dangers pour la France. Nous avons un glissement de l’Arabe comme source du problème vers le musulman.
Ce développement français enjambe, d’autre part, la propagande israélienne depuis la fin des années 1990, qui développe l’idée d’une guerre entre Juifs et Musulmans pour marginaliser des arguments anticoloniaux et, plus largement nier l’affirmation que les Palestiniens forment un peuple qui est doté d’exigences politiques sur les territoires que, depuis 1967, Israël gouverne.
Au début des années 2000, le gouvernement israélien accusait souvent la France “antisémite” d’être complice avec « les musulmans ». Emmanuel Macron a choisi Ie camp israélien et le fait assez clairement pour des raisons liées à la politique intérieure jugée islamophobe par beaucoup. C’est, donc, assez logique que des Français deviennent de plus en plus sensibles à ce conflit.
Nous sommes loin de l’esprit du discours de 2003 de De Villepin contre la guerre en Irak. La France est-elle en train de s’absoudre de ses péchés de l’Occupation, de son antisémitisme historique en sombrant dans son passé colonial ?
Certains pensent que la France pourrait s’absoudre de son lourd héritage antisémite en soutenant le gouvernement de Netanyahou. Or, c’est faux. Le philosémitisme est une partie mineure mais quand même importante de l’antisémitisme, qui permet de détourner le regard ou relativiser ce dernier. On voit cela à l’œuvre. Mais, il est troublant de constater à quel point la France sombre dans son passé colonial. E.Macron se présente comme le premier président français né après l’indépendance algérienne. Plutôt que de s’affranchir de cette histoire, sa pensée semble prisonnière de l’ignorance de ce passé colonial. Charles De Gaulle a construit la Cinquième république sur « l’expulsion » de l’Algérie de l’Histoire française. Mais, ce passé continue de peser.