La parution du livre "La France, tu l’aimes mais tu la quittes", le vendredi 26 avril aux éditions Seuil, a fait grand bruit dans l’Hexagone, dans un contexte politique marqué par une montée en puissance de la droite et de l’extrême droite.
Cet ouvrage, rédigé par les chercheurs Julien Talpin, Alice Picard et Olivier Esteves, se base sur 140 entretiens approfondis de Français de confession musulmane, qui ont fait le choix de s’installer à l’étranger après avoir subi diverses discriminations, liées à leur religion.
Ce phénomène, décrit comme une fuite "des élites musulmanes" et "des diplômes musulmans" par la presse française, touche en réalité toutes les couches de la société.
Médecins, historiens, cardiologues, commerçants, enseignants, ou entrepreneurs, ils sont nombreux à avoir tenté une nouvelle aventure, dans un autre pays, pour pouvoir "vivre dans l’indifférence" et avoir, enfin, ce sentiment d’être considérés comme Français.
Anadolu a recueilli le témoignage de dizaines d’entre eux, dont certains ont justement participé à l’enquête sociologique publiée vendredi, confirmant que l’islamophobie est l’un des facteurs déterminants de leur décision.
Qu’ils soient médecins, cardiologues, fonctionnaires, infirmiers commerçants ou encore entrepreneurs, tous évoquent un choix guidé par le climat politico-médiatique français contribuant à une montée en puissance de l’islamophobie et, plus généralement, du racisme.
“A la recherche de la paix perdue”
Pour Redouane, 33 ans, installé au Maroc, le choix du départ s'est imposé comme une évidence.
Ce professionnel de la tech a quitté le pays en 2018 et confie avoir été particulièrement touché par les discours islamophobes du quotidien.
"Je n’étais plus heureux, les journées étaient longues, l’atmosphère était très pesante, à chaque fois que j’allumais la télé, à chaque fois que j’ouvrais mon PC et que je lisais les affaires qui étaient relayées par les médias, les amalgames qui étaient constants dans ce qu’on lisait, les débats sur l’Islam, sur le Ramadan, sur le voile, sur la viande halal, etc., tout ça me fatiguait énormément et me pesait. Vraiment, j’étais malheureux et très touché par ça" , explique-t-il à Anadolu.
Il indique que son choix a été en partie guidé par "une accumulation de choses qui se sont passées pendant des années depuis l’adolescence, que ce soit tout ce qu’on peut entendre à la télé, ce qu’on peut lire dans le journal quotidiennement, les discours politiques, les discours médiatiques".
De son côté, Myriam, 32 ans, qui a, comme Redouane, participé à l’étude sociologique contenue dans le livre "La France, tu l’aimes mais tu la quittes" raconte avoir vécu un déclic.
Installée depuis 2018 au Canada, la jeune femme assure avoir décidé de s’expatrier après l’instauration de l’Etat d’urgence au lendemain des attentats du 13 novembre 2015 en région parisienne.
"On commençait à sentir un climat d’islamophobie qui s’intensifiait en France. Quand on parle de déclic sur ce qui m’a poussée à me dire ’non je n’ai pas envie de rester en France et de construire ma vie dans le contexte français’, c’était vraiment l’état d’urgence qui avait été mis en place au lendemain du 13 novembre 2015. C’était [également] le fait de me dire que je vivais dans un pays où ça avait été possible de perquisitionner plus de 4 000 familles musulmanes en l’espace d’un an, un an et demi, deux ans, avec des histoires assez horribles", relate la jeune française.
Pour Myriam, il s’agissait là de mettre en œuvre un dispositif "qui était directement oppressif vis-à-vis des personnes musulmanes, visées parce qu’elles avaient une pratique religieuse" marquant le "signal d’un rejet profond, d’une expression profonde d’islamophobie".
Avec "le fait d’entendre des discours politiques qui [ciblaient] directement les musulmans, qui étaient des discours extrêmement agressifs, je me disais : mais si jamais en France je veux fonder une famille, je ne veux pas que mes enfants grandissent dans ce contexte-là", conclut-elle, concédant néanmoins ne pas avoir vécu directement de discriminations dans la mesure où elle ne porte pas "de marque visible de sa religion".
“Merci la Turquie!”
Historien de formation, David Bizet a, quant à lui, quitté la France en 2019, pour s’installer en Turquie, en réaction au climat islamophobe mais surtout à l’adoption de la loi Gatel venue, selon lui, "restreindre l’ouverture des écoles privées musulmanes, bien sûr sans le dire ouvertement".
Pointant "l’aggravation du climat délétère, et donc le climat anxiogène qui est mis en place contre les musulmans, à savoir les pressions médiatiques, politiques, administratives", le père de famille, qui est désormais journaliste en Turquie, assure que malgré "l’investissement des musulmans pour la société française, dans tous les domaines, que ce soit dans le domaine de l’art, du sport, de la culture, ou de l’éducation, etc., (ils sont) toujours perçus comme étant étrangers dans leur pays".
"Avec le recul, bien sûr aucun regret. Le seul regret qu’on aurait pu avoir, c’est celui de ne pas être parti plus tôt. Pourquoi on n’a pas de regrets? Premièrement, la Turquie nous a rendu notre liberté. La Turquie nous a rendus libres. En Turquie, on est libre de dire ce qu’on veut, de penser ce qu’on veut, d’être qui on est sans craindre ni les médias ni la classe politique ni l’administration, ni le regard des gens. La Turquie nous a rendu notre liberté", clame, enfin, David Bizet qui n’envisage à aucun moment de regagner la France.
Une loi et des maux
Et face au contexte récent, à l’adoption de la loi contre le séparatisme, au virage à droite d’une partie des médias, aux discriminations de plus en plus présentes, et également à la position de la France concernant la Palestine, les jeunes français sont de plus en plus nombreux à préparer leur départ.
Anadolu a échangé avec plusieurs d’entre eux, dont Hassan, enseignant, qui s’installera au Maroc en septembre "pour retrouver une paix sociale", ou encore Dalil, qui partira pour l’Algérie à la fin de l’été.
"Ce qui vraiment [m’a poussé à] me décider, c’est qu’avec le massacre qui se passe aujourd’hui à Gaza, le génocide à Gaza, on nous a interdit de manifester et que quand tu manifestais tu étais pointé du doigt comme un pro-terroriste, un islamiste, ou je ne sais quoi", grince le jeune homme de 27 ans, non sans rappeler "la montée de l’islamophobie en France, du racisme omniprésent, du racisme décomplexé, que ce soit dans les médias ou sur les réseaux sociaux, dans la vie de tous les jours".
D’autres, confient vouloir "protéger leurs enfants", et évoquent notamment "une volonté de vivre en paix dans l’indifférence" ou encore vouloir que "la religion ne soit pas un facteur de discrimination".
Dans une interview au journal marocain "Telquel", le sociologue Julien Talpin estimait, fin mars, que "cette atmosphère de stigmatisation de l’islam pèse fortement sur les musulmans de France" et considère que "le fait que des musulmans souhaitent quitter la France pour mener une vie normale devrait nous interpeller".