L’attentat de Charlie Hebdo a été un choc en France. Le 11 janvier, les Français ont défilé à travers tout le pays, en prônant l’unité, ‘le plus jamais cela’, mettant en avant la laïcité et le droit à la caricature. Charlie Hebdo avait été visé parce que le journal satirique avait publié des caricatures de Mahomet. Le tag #jesuischarlie se voulait le symbole d’une France meurtrie mais unie.
Les belles paroles ont été accompagnées d’un sursaut répressif par les autorités politiques. “Ce qu’on pouvait dire le lendemain de Charlie Hebdo, on ne peut plus le dire aujourd’hui. Donc clairement il y a eu une régression”, insiste Rafik Chekkat, avocat au barreau de Marseille et l'un des fondateurs de l'association "Action Contre l'Islamophobie" .
La liberté d’expression a diminué en l’espace de ces dix ans, martèle-t-il. “À part condamner, on ne peut rien dire, seule une posture morale est possible, il y a un rétrécissement de l’espace public.” À l’époque, Manuel Valls, alors ministre de l’Intérieur avait déclaré : “expliquer c’est excuser !”, rappelle-t-il.
L’année 2015 marquée par les attentats contre Charlie Hebdo, l'Hyper Casher, et le Bataclan, fait basculer la France dans une stratégie politique de plus en plus marquée à droite. Chaque événement tragique conduit au renforcement de l’appareil législatif. En parallèle, on assiste à la montée de l’extrême droite partout en Europe.
Le durcissement législatif commence avant Charlie Hebdo
L’auteure Naomi Klein, dans son livre “La stratégie du choc”, explique comment des désastres climatiques, des attentats, des chocs sanitaires placent la population dans un état psychologique tel qu’il est alors possible de passer des lois “liberticides”, ou ultra libérales, des lois qui ne seraient pas acceptées en temps normal. L’assassinat d’Hervé Gourdel en Algérie en 2014 lance le mouvement. Puis, à chaque tragédie, la France durcit l’arsenal législatif ou applique les lois de manière orientée.
L’apologie du terrorisme est retiré du corpus sur le droit de la presse en novembre 2014 et tombe dans le droit commun pour lutter contre le recrutement sur internet de terroristes qui partent ensuite en Syrie ou en Irak. Ce délit sera utilisé après Charlie Hebdo pour faire taire ceux qui commentent l’attentat. Il y a eu des centaines de procédures dans ce sens, rappelle l’avocat franco-algérien, Rafik Chekkat.
Rafik Chekkat ajoute comme facteurs aggravants, “les sept ans de macronisme, la droitisation du débat public, tout cela a concouru à restreindre le périmètre du débat public” et mécaniquement “l’islamophobie monte d’un cran”.
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Les attentats ont-ils renforcé l’islamophobie ?
La société française a changé. Elle s’est fracturée. Lors du procès des auteurs de l’attentat en 2020, l’institut de sondage Ifop et Charlie Hebdo réalisent une étude. Celle-ci met en lumière des divergences significatives entre les perceptions des Français dans leur ensemble et les Français musulmans sur les événements et leurs implications : tous condamnent l’attentat menés par les frères Kouachi mais l'opinion des uns et des autres au sujet de la publication des caricatures de Mahomet diffère. 59% des Français estiment que les journaux avaient « raison » de les publier mais 69% des musulmans français interrogés estiment que les journaux avaient “tort”. La lecture de l’attaque est la même mais la perception du droit à la caricature n’est pas la même.
En 2022, Michael Savelkoul de l’université Radboud à Nijmegen aux Pays-Bas publie une étude à propos de l’effet de Charlie Hebdo sur l’image des migrants musulmans en Europe. Le résultat indique une hausse directe du rejet des migrants musulmans après l’attentat en France et plus largement en Europe. Et ce, même si le niveau de rejet varie d’un pays à l’autre : faible en Allemagne mais fort en République tchèque et en Irlande. Bien que cette étude montre un effet durable sur les perceptions globales, l’intensité du sentiment négatif tend à décroître.
Là où l’Islamophobie s’est le plus manifestée après les attentats, c’est dans l’appareil d’Etat, indique Jean-François Bayart dans une tribune du Monde en 2020 : “Que le terme plaise ou non, il y a bien une islamophobie d’État en France”. Le professeur de sociologie politique met l’accent sur la “discrimination certes illégale, mais systémique, à l’encontre d’une partie de la jeunesse assignée à ses origines supposées musulmanes”. Il ajoute, en outre : “Il y a aussi une islamophobie capitaliste lorsque de grandes chaînes privées font preuve de tant de complaisance à l’égard de chroniqueurs dont la haine de l’islam est le fonds de commerce”.
Pour le politologue, l’Islam est placé en dehors de cette “laïcité dite positive” qui met en valeur les cultures issues du christianisme et du judaïsme au détriment de l’islam que l’Etat français veut “contrôler sous prétexte de l’éclairer”. Sans être une conséquence directe de Charlie Hebdo, il fait ce constat cinq ans après l’attentat.
L’Islam versus la laïcité
Il y a un soupçon systématique envers l’Islam, les musulmans, au nom d’une laïcité fantasmée qui est bien loin de la séparation de l’Église et de l’État et qui, en 1905, devait garantir à tous le droit de pratiquer son culte sans encombre. Cette situation a conduit, par exemple, à l’instauration de déclarations que les parents d’élèves doivent signer pour s’engager à respecter les valeurs de la République !
Enfin en pointant l’Islam avec un grand I, sans replacer les attentats dans leur contexte, les autorités françaises évitent d’assumer leurs choix politiques. Si la France n’a pas participé à l’invasion de l’Irak, elle fait partie de la coalition internationale formée en 2014 qui a bombardé maintes cibles en Syrie et en Irak. Les villes contrôlées par Daesh, lorsqu’elles sont bombardées, sont pudiquement présentées comme des cibles, un narratif qui occulte souvent la réalité des pertes civiles lors de ces opérations militaires. Par ailleurs, il convient de rappeler qu’aucune guerre n’est unilatérale.
Sans oublier le rôle de la France dans la chute du régime de Khadafi en 2011, qui va permettre à plusieurs réseaux terroristes de s’armer en pillant les réserves libyennes, et l’opération anti-terrorisme Barkane au Sahel en 2013..
Ces choix politiques ont placé la France dans la ligne de mire de mouvements terroristes.