Le département américain de la Justice a décrit l'affaire, dans laquelle Lafarge plaide coupable, comme un développement "sans précédent" qui reflète les "crimes extraordinaires" que l'entreprise a commis en Syrie depuis plusieurs années.
Lafarge a annoncé avoir "accepté la responsabilité des actions des dirigeants individuels impliqués, dont le comportement était en violation flagrante des codes de conduite" et assure "regretter profondément" sa conduite, selon un communiqué diffusé mardi soir.
"Lafarge a conclu un accord avec le diable ; des terroristes étrangers qui se sont engagés à nuire aux États-Unis, à son peuple et à sa sécurité nationale, et l'a effectivement fait, et elle (Lafarge, NDLR) l’a fait dans un but lucratif", a déclaré aux médias Breon Peace, procureur fédéral de Brooklyn à New York.
Profits, dessous-de table et concurrence déloyale
Lafarge a payé près de 6 millions de dollars aux groupes terroristes, dont Daech, de 2013 à 2014 pour obtenir la protection et poursuivre l'exploitation d'une cimenterie dans le nord de la Syrie, dirigée par sa filiale locale, Lafarge Cement Syria (LCS).
La procureure générale adjointe des États-Unis, Lisa Monaco, a précisé que l’entreprise avait profité d'août 2013 à octobre 2014 de la prise de contrôle de Daech en Syrie pour éradiquer la concurrence et augmenter sa part de marché dans la région.
En contrepartie, Lafarge a pu continuer à exploiter sa cimenterie de Jalabiyeh, ce qui lui a permis de réaliser un chiffre d'affaires net d'environ 70 millions de dollars.
Le ministère américain de la Justice a indiqué que Lafarge a utilisé son accord avec l'organisation terroriste pour "imposer des coûts à ses concurrents qui importent du ciment turc dans le nord de la Syrie" ; ciment "généralement vendu moins cher" que celui produit à la cimenterie de Jalabiyeh.
"Les dirigeants de LCS ont clairement indiqué aux intermédiaires négociant avec Daech qu'en échange du paiement par LCS de 750 livres syriennes à Daech pour chaque tonne de ciment vendue, ils s'attendaient à ce qu’il prenne des mesures contre ses concurrents, en arrêtant la vente de ciment turc ou en imposant sur le ciment concurrent des taxes qui permettraient à LCS d'augmenter les prix auxquels il vendait le ciment", a déclaré le département.
La "part du gâteau"
Les hauts responsables de Lafarge ont non seulement œuvré pour permettre "les opérations d'un groupe terroriste brutal", mais ont également discuté de la manière dont ils pourraient "partager le gâteau"avec le groupe terroriste, a déclaré Monaco, citant des courriers électroniques internes de l'entreprise.
Le "gâteau était une référence impitoyable aux bénéfices que Lafarge prévoyait de tirer de ce partenariat illicite", a-t-elle dénoncé.
"Lorsque le partenariat de Lafarge avec Daech a pris fin, les accusés ont pris des mesures pour brouiller les preuves, mais l'enquête a révélé les e-mails que les dirigeants de Lafarge ont tenté de cacher", a-t-elle ajouté.
L'entreprise française a versé 5,92 millions de dollars à des groupes armés dont Daech, sous la forme de "dons" mensuels fixes, de paiements aux fournisseurs de matières premières contrôlés par l’organisation terroriste et de "paiements variables" basés sur la quantité de ciment LCS vendue.
Quelque 1,11 million de dollars ont également été versés à des intermédiaires qui ont aidé Lafarge et LCS à négocier et à effectuer des paiements aux groupes terroristes.
La cimenterie de Jalabiyeh a par ailleurs été évacuée en septembre 2014, ouvrant la voie à Daech pour prendre le contrôle de l'installation et vendre le ciment qui y restait pour quelque 3,21 millions de dollars, selon le ministère de la Justice américain.
L’ex-PDG accuse Holcim
La société suisse Holcim, qui a racheté Lafarge il y a sept ans, a affirmé qu'elle n'était impliquée dans "aucune des conduites" pour lesquelles Lafarge a plaidé coupable.
"Lafarge SA et LCS ont accepté la responsabilité des actions des dirigeants individuels impliqués, dont le comportement était en violation flagrante du Code de conduite de Lafarge. Nous regrettons profondément que cette conduite ait eu lieu", a déclaré l’entreprise dans un communiqué.
L'ex-PDG de Lafarge Bruno Lafont "conteste fermement" avoir été informé de paiements à des "groupes terroristes" en Syrie, accusant par ailleurs Holcim d'avoir mené une enquête "exclusivement à charge" contre lui.
Où en-est-on en France ?
Au lendemain de la lourde condamnation du cimentier français, les réactions se font quasiment unanimes. Le groupe est également poursuivi en France pour des faits de "violation d’un embargo", "financement d’une entreprise terroriste", "mise en danger de la vie d’autrui" et "complicité de crimes contre l’humanité".
Les délais de la procédure pénale, lancée depuis plusieurs années, interpellent. L’affaire, qui s’apparente à un véritable scandale d’Etat, a été révélée par le journal Le Monde dès 2016, mais n’a abouti aux premières mises en examen qu’à la fin de l’année 2017.
C’est à ce moment-là que plusieurs cadres dirigeants de Lafarge, dont Bruno Pescheux, directeur de la filiale syrienne du groupe entre 2008 et 2014, et son successeur Frédéric Jolibois ont été accusés pour des faits de "financement du terrorisme", "mise en danger d’autrui" et "violation du règlement européen".
Le groupe Lafarge a, quant à lui, été mis en examen en juin 2018 en tant que personne morale pour "violation d’un embargo", "financement d’une entreprise terroriste", "mise en danger de la vie d’autrui" et "complicité de crimes contre l’humanité".
Après une première annulation de ce dernier chef d’accusation par la Cour d’Appel de Paris en 2019, la Cour de cassation a finalement confirmé en 2021 puis 2022, la mise en examen de Lafarge pour des faits de "complicité de crimes contre l’humanité" que le cimentier conteste formellement.
Mais malgré une instruction qui dure depuis maintenant six longues années, aucune date de procès n’a été fixée et les investigations se poursuivent toujours sous l’égide de trois magistrats instructeurs.
La classe politique demande des comptes
La condamnation de Lafarge par la justice américaine pousse certains élus français à se tourner vers la justice de leur pays pour savoir où en est le volet local de cette affaire.
Le député NUPES (Nouvelle union populaire écologique et solidaire), Thomas Portes, s’est réjoui de la condamnation américaine de Lafarge qu’il a qualifiée de "bonne chose". "La France, alors que nous avions alerté sur les connivences de Lafarge avec Daech, aurait dû faire la même chose", s'indigne-t-il.
Pour Clémentine Autain, députée de la NUPES, "le silence et l’inaction sont coupables". Dans un message posté sur ses réseaux sociaux, elle rappelle avoir "interpellé le gouvernement tant de fois" au sujet de Lafarge mais "en vain".
La députée, Sandrine Rousseau, dénonce, quant à elle, "la complaisance" de l’Exécutif "qui ne dit pas un mot sur cette affaire".
Des preuves apportées par TRT World
TRT World a joué un rôle essentiel dans la révélation des activités illégales de Lafarge en Syrie à travers son documentaire "The Factory", publié en novembre 2021, qui révèle que Lafarge a versé 10 millions de dollars aux organisations terroristes PKK et Daech.
"Le travail de TRT sur cette affaire de Lafarge a été tout simplement extraordinaire. Je ne suis pas sûr que cela aurait pu arriver sans TRT", a d’ailleurs souligné l'expert américain en droit constitutionnel Bruce DelValle.
Des documents révélés par l’Agence Anadolu (AA) en septembre 2021 ont montré également que le groupe Lafarge a régulièrement informé les services de renseignements français des arrangements conclus avec Daech pour obtenir le maintien de ses activités en Syrie.
Ces échanges montrent en outre que les services français ont profité de Lafarge pour obtenir des informations sur les activités de Daech, sans jamais mettre en garde le cimentier sur la potentielle qualification pénale des activités auxquelles il se livrait.