Aux États-Unis, en Europe, en France même, les déclarations d’Emmanuel Macron qui ont suivi son voyage en Chine (5-8 avril 2023) ont suscité la polémique et parfois l’incompréhension, le président de la République donnant l’impression de se distancier de ses alliés occidentaux avec une approche plus favorable à Pékin.
Lorsqu’il évoque la nécessité d’une autonomie européenne, distincte de la puissance américaine, il ne fait pourtant que reprendre une vieille ambition française, portée par toutes les têtes de l’Exécutif.
Mais il ravive aussi un vieux clivage, qui divise la France au sujet de sa politique étrangère depuis plusieurs décennies : celui qui oppose les partisans d’une diplomatie fondée sur les valeurs et la solidarité entre démocraties, et des réalistes, dit "gaullo-mitterandistes", qui privilégient une approche plus pragmatique.
Toutefois, cette opposition trop souvent caricaturée ne doit pas être exagérée; le cas de la Chine et de Taïwan est en réalité très complexe, et conduit même à s’interroger sur la persistance de ce clivage tel qu’il se structura durant la guerre froide.
Une discussion théorique qui remonte à plusieurs décennies
L’émergence de deux grands courants rivaux dans l’analyse des relations internationales prend sa source au milieu du XXe siècle. Inspirés par les idéaux développés par le président Woodrow Wilson (1913-1921) au terme de la Première guerre mondiale, un certains nombre d’intellectuels développent une vision aspirant à la paix et à la justice.
Pour les penseurs de ce courant libéral – leurs adversaires préfèrent les qualifier d’idéalistes, la société internationale doit se construire sur des principes démocratiques, pacifiques, respectueux du droit international et s’appuyant sur la coopération entre les États.
La Société Des Nations, fondée en 1920, est le fruit de ces aspirations. Mais son échec à empêcher la montée des tensions en Europe (réarmement de l’Allemagne, annexion de l’Autriche et de la Tchécoslovaquie), en Afrique (agression de l’Éthiopie par l’Italie) et en Asie (occupation de la Chine par le Japon) actent son échec.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, un nouveau courant de pensée, qui se qualifie de réaliste, est rapidement théorisé. Les tenants de cette école ne s’embarrassent ni de morale, ni de grands idéaux : ils partent du principe que l’État, acteur central des relations internationales, s’évertue à défendre ses intérêts, sans considérations idéologiques. Les réalistes se posent en critiques des libéraux, dont l’idéalisme, confinant à la naïveté, aurait fait le jeu des régimes totalitaires et favorisé l’éclatement de la Seconde Guerre mondiale.
Dès lors, l’analyse et la pratique des relations internationales se structure autour de ce clivage. Là où les libéraux défendent le principe de démocratie et de respect des droits humains, les réalistes sont prêts, au nom des intérêts nationaux, à s’appuyer sur des régimes autoritaires. Les libéraux croient à l’Organisation des Nations Unies (ONU) et aux grandes institutions internationales, tandis que les réalistes privilégient la négociation d’État à État. Chacun de ces grands courants connait son heure de gloire.
Le rapprochement entre la Chine et les États-Unis, négocié par Henry Kissinger et Zhou Enlai, au nom de l’hostilité commune aux Soviétiques, et malgré leurs régimes politiques opposés, donne un bon exemple de réalisme froid et pragmatique.
À l’inverse, dans les années 1990, la fin du monde bipolaire donne aux libéraux l’occasion d’espérer un monde basé sur le droit international et la coopération multilatérale entre les États au sein de grandes institutions.
Il convient d’ajouter que chacun de ces deux courants se voit traversé par des dynamiques complexes, avec des évolutions régulières. Les néo-réalistes développent ainsi une vision moins cynique, qui nuance le concept d’intérêts nationaux (après tout, qui peut définir ces derniers ? leur appréhension ne dépend-elle pas d’une vision subjective ?).
Par ailleurs, certains libéraux, par attachement aux principes de liberté et de démocratie, en viennent à défendre l’idée de "guerre juste" pour les faire triompher. Renonçant à leur pacifisme, ces "wilsonistes bottés" forment la base du courant dit "néo-conservateur" qui influera sur la politique américaine entre la fin des années 1990 et le début des années 2000.
Guerre d’influence auprès de l’Exécutif
En France, le clivage entre libéraux et réalistes s’organise, dans un contexte de guerre froide, autour du rapport aux États-Unis. Voyant en ces derniers les gardiens de la démocratie et un rempart contre le totalitarisme soviétique, les libéraux défendent une politique résolument atlantiste, fidèle à l’alliance américaine, et ferme à l’égard des régimes autoritaires.
Inversement, les réalistes priorisent la défense des intérêts français, même lorsque ceux-ci exigent de dérober à la solidarité atlantiste. Cette vision se voit synthétisée par le fondateur de la Ve République, Charles de Gaulle, pour qui "les États n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts". C’est dans cette logique qu’il reconnaît la Chine communiste dès 1964, ou qu’il critique la guerre au Vietnam menée par les États-Unis. Le président socialiste François Mitterrand (1981-1995) reprend à son compte les grands principes de cette politique, ce qui conduit fréquemment à qualifier de "gaullo-mitterrandiste" le courant réaliste français.
Après la fin de la guerre froide, et notamment au cours des mandats présidentiels de Nicolas Sarkozy (2007-2012) et de François Hollande (2012-2017), les libéraux (ainsi que les néo-conservateurs) regagnent une certaine influence. Dès lors, sur plusieurs grands sujets de politique étrangère française, ils s’opposent aux gaullo-mitterandistes. C’est ainsi qu’en 2011, ils se montrent partisans d’une intervention française en Libye pour renverser le dictateur Mouammar Kadhafi, soupçonné de vouloir se livrer à un massacre envers ses opposants.
De même, les libéraux prônent une politique de fermeté vis-à-vis de la Russie de Vladimir Poutine, accusé d’autoritarisme et d’agressivité sur la scène internationale; à l’inverse, les gaullo-mitterrandiste défendent un dialogue avec le régime russe, en estimant que l’isoler le rendrait plus dangereux.
Si ces affrontements irriguent le débat relatif à la politique étrangère, ils peuvent aussi conduire à des anathèmes réciproques, les libéraux se voyant souvent caricaturé en néo-conservateurs (un courant de pensée discrédité depuis son soutien à la guerre américaine en Irak en 2003), tandis que les réalistes sont accusés de complaisance envers des dictatures.
Taïwan cristallise le débat
La visite d’Emmanuel Macron en Chine, du 5 au 8 avril, et les débats qui ont suivi ses différentes déclarations, ont révélé la persistance de ces deux courants de pensée non seulement au sein des élites intellectuelles et politiques française, mais aussi dans l’entourage même du président de la République.
Ce sont en particulier ses commentaires renvoyant dos à dos le "rythme américain" et la "surréaction chinoise" au sujet de Taïwan, et plaidant pour une "troisième voie" entre les deux géants, qui ont défrayé la chronique.
Du point de vue des libéraux, en effet, il existe sur ce dossier des principes clairs à tenir: Taïwan est une démocratie, et doit donc recevoir le soutien des Occidentaux face aux menaces du régime dictatorial chinois.
À leur sens, les propos d’Emmanuel semblent tout à la fois faire une équivalence entre régime autoritaire et démocraties occidentales, et annoncer une forme de mise en retrait sur la question taïwanaise.
Il y ont donc vu une erreur stratégique, discréditant la parole de la France auprès du bloc occidental. Les tenants d’une ligne gaullo-mitterandiste, à l’inverse, ont eu tendance à saluer la position du président français: ils y ont vu un rappel que les intérêts américains ne sont pas forcément les intérêts européens, et ils ont particulièrement apprécié le concept d’autonomie stratégique, indépendante de Washington comme de Pékin, souhaitée par Emmanuel Macron. Plusieurs jours durant, le président français a semblé vouloir équilibrer le mieux possible ses déclarations, rappelant sa solidarité avec les États-Unis, sans pour autant renoncer à l’idée d’une voie européenne propre.
Tout comme sur le dossier russo-ukrainien, cette séquence révèle la présence autour d’Emmanuel Macron de conseillers aux positions variées, qui le conduisent à adopter des positions parfois contradictoires. Ses partisans y voient une forme de souplesse diplomatique, très pragmatique, tandis que ses adversaires dénoncent des incohérences qui nuiraient à sa crédibilité internationale.
En voyageant aux côtés d’Ursula Von Der Leyen, présidente de la Commission européenne, le président français a voulu se poser en acteur européen, un cadre d’action souhaité par les libéraux. Mais sa stratégie de fond semble inspirée par les vieilles traditions gaullo-mitterandistes: en critiquant les États-Unis (accusés de pousser à l’escalade autour de Taïwan de la même manière que la Chine), il donnait l’image d’une France agissant en autonomie, au nom de ses propres intérêts, distincts des intérêts américains ; par ailleurs, son ambition de s’ouvrir à la Chine pour l’éloigner de son allié russe n’est pas sans évoquer la manœuvre de Kissinger en 1972, précédemment évoquée, modèle de réalisme. Pour autant, si le dossier sino-taïwanais permet de constater la persistance de ce clivage libéraux-réalistes, il conduit aussi à le nuancer à bien des aspects.
Vers un dépassement des clivages traditionnels ?
Est-il encore pertinent d’analyser les débats actuels sous le prisme d’un clivage qui émergea dans les premières années de la guerre froide, soit près de huit décennies auparavant ? La question se pose d’autant plus que, sur la question de Taïwan et de la Chine, les principes classiques du réalisme ou du libéralisme peuvent être interprétés de bien des manières.
Il est courant d’associer la défense de Taïwan à l’analyse libérale, mais celle-ci pourrait conduire à des positions inverses : le droit international peut ainsi être utilisé pour défendre la légitimité chinoise à Taïwan, l’ONU ayant reconnu le régime de Pékin comme seul représentant de la Chine.
À l’inverse, une approche réaliste peut parfaitement conduire à considérer l’expansionnisme chinois comme une menace majeure pour les intérêts français ; par ailleurs, dans cette optique, toute marque de faiblesse envers le régime chinois serait un recul stratégique. Il est d’ailleurs à noter que la plupart des figures publiques intervenant dans ce débat récusent leur appartenance à l’un ou l’autre de ces courants. La question qu’ils posent est la suivante : doit-on vraiment considérer la défense des principes de paix et de démocratie, d’une part, et des intérêts nationaux français, d’autre part, comme contradictoire ? L’intérêt de la France ne repose-t-il pas dans l’émergence d’un monde plus démocratique, plus proche des valeurs qu’elle revendique ? Et réciproquement, la défense des intérêts français empêche-t-elle l’attachement à certaines valeurs ?
La complexité de ces questions montre tout l’intérêt de cette discussion dans la construction d’une politique étrangère. Le cas sino-taïwanais rappelle que les clivages idéologiques sont utiles pour comprendre certains grands débats, mais qu’il peut être réducteur d’enfermer les acteurs de ces débats dans des logiques préconçues.
Il existe, indéniablement, une influence toujours forte des grands principes, libéraux ou réalistes, sur la réflexion des élites françaises en matière internationale. Mais cette influence, diffuse, est nuancée par les évolutions du monde : celui de 2023 n’est pas celui de la guerre froide ; de nouveaux enjeux ont émergé, des leçons ont été tirées du passé. Et si beaucoup de politiques, journalistes, universitaires, stratèges et autres penseurs sont influencés par les anciennes théories, ils cherchent davantage à les synthétiser qu’à se placer dans un clivage binaire.
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