Une femme porte une pancarte lors d'une grève nationale d'une journée organisée par des avocats à Tunis / Photo: Reuters (Reuters)

La Tunisie est plongée dans une crise économique sans précédent. Le chômage structurel, en particulier parmi les jeunes, et la dégradation des services publics notamment de la santé et de l'éducation témoignent d’un État en grande difficulté. Une inflation continue fait fondre le pouvoir d'achat des Tunisiens, le dinar tunisien a perdu 55 % de sa valeur depuis 2011. Les ruptures fréquentes de produits de premières nécessités (sucre, lait, café, huiles…) et de médicaments alimentent une amertume aussi profonde que les espoirs suscités lors de la révolution de 2011. À cela s'ajoutent les effets du changement climatique, déjà perceptibles en Tunisie, qui a connu ces dernières années une succession de sécheresses perturbant son agriculture.

La Tunisie, pays de transit

A ce contexte difficile, s’ajoute une nouvelle réalité pour la Tunisie qui est plus que jamais un pays de transit pour les migrants venus du sud. Les étrangers originaires de pays d’Afrique sub-saharienne alimentent la migration vers des régions plus stables et prospères, fuyant les conflits armés, les persécutions, la pauvreté et les conditions environnementales. Selon un rapport de Human Rights Watch de juillet 2023, les pays d’origine les plus courants pour les personnes arrivant illégalement en Italie étaient, par ordre décroissant, la Côte d’Ivoire, l’Égypte, la Guinée, le Pakistan, le Bangladesh, la Tunisie, la Syrie, le Burkina Faso, le Cameroun et le Mali.

Au premier semestre 2023, la Tunisie a dépassé la Libye comme principal point de départ des bateaux accostant en Italie. Selon l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), sur les 69 599 personnes arrivées en Italie entre le 1er janvier et le 9 juillet par la mer Méditerranée, 37 720 étaient parties de Tunisie, 28 558 de Libye, et les autres de Turquie et d’Algérie.

Depuis son élection à la présidence en 2019, le président Saïed, prétextant l’existence d’un « péril imminent », s’est arrogé quasiment les pleins pouvoirs. Il a adopté des mesures controversées, notamment une refonte de la constitution et est accusé d’avoir démantelé les acquis démocratiques de la révolution.

En rupture avec la tradition pro-occidentale de la Tunisie, il s’est rapproché du bloc BRICS (alliance fondée par le Brésil, la Russie, l'Inde, la Chine et l'Afrique du Sud) et a rejeté "le diktat" d’un accord avec le FMI, qui aurait pu octroyer à la Tunisie un prêt de 1,9 milliard de dollars. Il préfère rattacher la Tunisie aux pays du Grand Maghreb et prend ses distances vis-à-vis d’un Occident jugé trop complaisant face au drame de Gaza.

L’homme fort de la Tunisie a recours à des thèses conspirationnistes, d’accusations de traîtrise et d’ingérence étrangère pour expliquer toutes les crises que traversent le pays. Très rapidement, il désigne les spéculateurs, contrebandiers et les riches, ces « ennemis du peuple » accusés de s’enrichir sur le dos des pauvres.

Cette rhétorique populiste s'accompagne d'une répression croissante. Des arrestations arbitraires se multiplient, visant les opposants politiques, les journalistes et les militants des droits humains. L'Ordre des avocats a entamé, lundi 13 mai, une grève pour protester contre l'arrestation musclée de leur consœur, Sonia Dahmani. Ces arrestations sont souvent précédées par une vague de lynchage médiatique via les réseaux sociaux et notamment sur Facebook, le principal réseau social utilisé en Tunisie.

Les migrants subsahariens, boucs émissaires du pouvoir ?

Dans un souci de détourner l'attention des problèmes quotidiens des Tunisiens, les personnes arrivés des pays d’Afrique subsaharienne ont été jetés par le pouvoir en pâture à la population. En février 2023, Kais Saied déclenche une explosion de racisme anti-Noirs après un discours dans lequel il accuse les personnes migrantes subsahariennes de “violences, de crimes et d’actes inacceptables”. La Tunisie serait victime d’un complot et il appelle à stopper le “ flot de migrants subsahariens entrant au pays”, ces derniers étant accusés de faire partie d’un ”arrangement criminel” visant à “altérer la structure démographique” de la Tunisie afin de l’africaniser et de lui enlever son affiliation arabe et islamique.

Le discours du président a provoqué des attaques massives envers les personnes d’origine subsaharienne, de la part de la population comme des autorités. Le racisme était déjà bien ancré dans le quotidien avant les déclarations du président, mais celles-ci, venant du plus haut de l’État ont donné une légitimité et aggravé la situation. Des arrestations, des expulsions collectives aux frontières avec la Libye et l’Algérie, des attaques, des évictions et des raids ont eu lieu à travers le pays.

La criminalisation de la solidarité envers les migrants

Les conditions de vie des migrants en Tunisie se sont rapidement dégradées. Les autorités traquent quiconque héberge ou emploie un étranger sans autorisation, plongeant les migrants dans le désarroi, les laissant sans abri et sans ressources. Cette répression s'inscrit dans le cadre des lois sur l'immigration, datant de 1968 et de 2004, qui criminalisent non seulement les trafiquants de personnes, mais aussi toute personne en situation de migration ainsi que celles qui leur viennent en aide.

La complicité européenne

Dans les mois qui ont suivi ce discours, malgré la condamnation initiale de la position de la Tunisie par la communauté internationale, plus d’une dizaine de responsables européens se sont rendus en Tunisie pour discuter économie, sécurité et migration.

En Europe, confrontée elle-même à une vague de populisme, notamment en Italie avec la chef du gouvernement Giorgia Meloni qui s’est accaparée le leadership sur la question migratoire, et la progression des partis d’extrême droite, l'immigration et la sécurité sont entrées au cœur des débats publics. « L’externalisation » des frontières, qui consiste à empêcher les arrivées irrégulières en confiant les contrôles migratoires à des pays tiers, est devenue un élément central de la réponse de l’UE.

En juillet 2023, un mémorandum d'entente sur un partenariat stratégique et global entre l'Union européenne et la Tunisie, a été conclu. L'accord vise en particulier à lutter contre l'immigration clandestine en Méditerranée et à faciliter l'éloignement des Tunisiens en situation irrégulière dans les États de l'Union européenne

Au total, entre 2015 et 2022, l’UE a consacré à la Tunisie entre 93 et 178 millions d’euros pour des objectifs liés aux migrations, dont une partie a renforcé et équipé les forces de sécurité afin de prévenir les migrations irrégulières et d’arrêter les bateaux à destination de l’Europe.

Deux chroniqueurs de radio et télévision, Borhen Bssais et Mourad Zeghidi, ont été placés en détention pour avoir critiqué la situation du pays, au lendemain de l’interpellation musclée en direct sur France 24 de l’avocate et commentatrice Sonia Dahmani pour des motifs similaires. Son crime est d’avoir répondu à un interlocuteur qui affirmait que « des bandes organisées et des parties extérieures (…) planifient l’implantation des Africains en Tunisie et reçoivent des sommes d’argent ». Elle a ironisé sur cette idée de « complot » avant d’affirmer, à propos du fait que des migrants rêveraient de venir s’installer en Tunisie : « Quel formidable pays pour que ses jeunes le fuient ! »

Outre les médias, les associations sont aussi dans le collimateur du pouvoir qui fait peser la menace d’un projet de loi venant remplacer le décret-loi 88 adopté en 2011 qui garantissait la liberté et l’indépendance des associations. Ce nouveau projet vise à contrôler davantage les financements des associations et soumet leur création à une batterie de procédures administratives très contraignantes.

Plusieurs associations d’aide aux migrants ont subi des pressions. La présidente de l’association antiraciste Mnemty (« mon rêve »), Saadia Mosbah, qui avait été en première ligne dans la défense des migrants subsahariens en Tunisie après le discours de Kais Saied de février 2023, est actuellement en garde à vue pour des soupçons de blanchiment d’argent.

L’heure n’a pas toujours été aux invectives ou aux agressions contre les migrants dont les Tunisiens sont eux même victimes en Europe. En 2011, une vague de soutien s'était exprimée envers ceux fuyant "l'enfer" des camps libyens, se rappelle un membre d'une ONG.

Jusqu'en 2022, la société avait démontré sa résilience en trouvant un équilibre avec les migrants, qui travaillaient dans des secteurs tels que le BTP, la restauration, l'agriculture, où la main-d'œuvre est difficile à trouver parmi les Tunisiens.

Et ironie de l’histoire, la Tunisie est aussi un pays de migrants. Les Tunisiens sont de plus en plus nombreux à chercher par tous les moyens à partir à la recherche d’un environnement plus favorable. Cette tendance a pris de l’ampleur ces dernières années avec l’instabilité politique persistante : la Tunisie a vu se succéder 15 gouvernements depuis 2011.

Selon l’OCDE, la Tunisie était en 2020 au deuxième rang des pays arabes en matière de fuite des cerveaux, après la Syrie. Toutes les professions sont touchées avec le départ massif d’ingénieurs, enseignants-chercheurs, médecins et pharmaciens, informaticiens... Une étude menée par l’Association tunisienne des grandes écoles (ATUGE) indique que ces départs sont motivés par les mauvaises conditions de vie en Tunisie, la corruption, l'avenir incertain, le climat liberticide, la bureaucratie, l’instabilité politique et les meilleures opportunités professionnelles et financières à l’étranger (un salaire souvent multiplié par six ou sept).

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas forcément la ligne éditoriale de TRT Français. Pour toute information, veuillez contacter : info@trtfrancais.com

TRT Francais