Publié au Journal officiel de la République tunisienne (JORT), en date du 30 juin dernier, le projet de la Constitution a été revu, huit jours plus tard, par le chef de l’Etat, dans le cadre de son message de vœux adressé à ses concitoyens à l’occasion de la fête du Sacrifice.
Si l’on passe outre les détails des légers amendements introduits sur le texte, l’on tentera de procéder à une comparaison du draft de la Constitution de 2022 avec celle de 2014, suspendue depuis plusieurs mois pour être remplacée par un décret-loi promulgué par le chef de l’Etat, constitutionnaliste de son état.
Sans pour autant s’attarder sur les détails et les articles du projet ou de ceux de la Constitution, dans le but d’alléger notre propos, l’on tentera, toutefois, de dégager les changements saillants et les différences majeures entre les deux textes.
Il convient de souligner, tout d’abord, que les articles de lois et les textes juridiques mis de côté, ce sont plutôt les visées, plus politiciennes que politiques, et les arrière-pensées ponctuelles du moment qui guident, parfois, l’élaboration d’un texte de l’importance de la Loi fondamentale qui, à priori, devrait être rédigé tout en prenant ses distances par rapport aux circonstances actuelles et éphémères et des desseins personnels étroits, et ce, pour gagner en objectivité, en efficacité, voire en crédibilité.
En effet, la Constitution de 2014 est certes le fruit du travail mené au sein de l’Assemblée nationale constituante (ANC) mais c’est surtout la résultante d’une action dominée par le Mouvement Ennahdha (représentée à hauteur de 40% au sein de l’ANC) qui préférait établir un régime parlementaire plus malléable pour contrôler un échiquier politique et pour faire régner la partitocratie à travers l’hémicycle.
Pour être plus précis, il convient de souligner qu’un rejet massif par les Tunisiens du pouvoir autocrate, après plusieurs décennies de culte de la personnalité et de la domination du « despote éclairé » et du despote tout court, a favorisé l’adoption de la Constitution de 2014.
Huit ans plus tard, nous revoici à la case départ, dès lors que le système mis en place en 2014 est honni et rejeté par la majeure partie des Tunisiens, du moins si l’on croit les sondages, les attitudes et autres manifestations de point de vue dans l’attente du verdict final et tranchant des urnes.
En effet, lassés par l’attitude de leurs gouvernants au cours des dernières années, laquelle attitude marquée par des calculs étroits qui a mené vers l’ornière et vers une détérioration de la situation aussi bien politique que sociale et économique surtout, ces mêmes Tunisiens (ou du moins une partie parmi eux) qui décriaient le pouvoir individuel et le régime présidentiel, appellent de leurs vœux le retour d’un pouvoir concentré aux mains d’un seul messie qu’ils espèrent salvateur pour les extirper du marasme socioéconomique et lutter contre la corruption.
Ce bref rappel a pour but de mettre en exergue l’importance du passif et du passé historiques ainsi que de la perception de la réalité par la foule, cette cible de toutes les convoitises, dans le façonnement des textes, sans pour autant omettre ou ignorer le poids de la volonté des hommes ou d’un Homme.
C’est d’ailleurs cette volonté qui a façonné le draft de la nouvelle Constitution, moyennant les travaux d’une Commission consultative et sur la base d’une Consultation populaire à laquelle ont pris part près de 500 mille Tunisiens.
La volonté du président Kaïs Saïed qui ne dissimulait pas son aversion à l’égard de la Constitution de 2014, dès son adoption et avant qu’il n’intègre de plain-pied le champ politique en tant qu’acteur, c’est-à-dire à l’époque où il était sollicité par les médias au titre d’académicien.
Nous passerons en revue en quelques points saillants les principales divergences du projet de la Constitution soumis au référendum avec le texte de 2014.
La fonction qui supplante le pouvoir
On constate dans ce texte que le rédacteur a remplacé les classiques trois pouvoirs, exécutif, législatif et judiciaire, chers à Montesquieu par fonctions. Cela s’inscrit dans le droit fil d’un discours propagé par Kaïs Saïed durant les derniers mois, en particulier quand il évoquait les magistrats à qui il déniait tout pouvoir, insistant qu’ils accomplissent simplement une fonction.
Ce discours avait suscité un large débat et des polémiques fécondes dans les médias et parmi les protagonistes, et voilà que le chef de l’Etat élargit son interprétation d’une théorie du droit aux autres pouvoirs, exécutif et législatif.
Rappelons que dans la Constitution de 2014, comme d’ailleurs dans celle de 1959 et dans la quasi-majorité des Lois fondamentales en vigueur au monde, il est question de pouvoirs et non pas de fonctions, dont le président Saïed tient à inscrire dans le texte constitutionnel, semblant s’inspirer en cela d’une théorie de Jean-Jacques Rousseau qui n’a pas été vraiment insérée dans le corpus juridique.
La Cour constitutionnelle : du blocage des députés à l’organe des « juges »
Dans le projet de la Constitution de 2022, la Cour constitutionnelle est composée exclusivement de juges et ses neuf membres sont également exclusivement nommés par le président de la République, excluant toute association de juristes académiciens ou d’autres compétences.
Cette disposition a été vivement critiquée par les juristes qui auraient aimé voir le texte s’inspirer de ce qui se fait de mieux dans le monde, en assurant une composition hétéroclite et homogène à la fois qui enrichit et qui permet d’apporter un regard neuf et novateur loin de la rigidité du simple juridisme, sans parler du pouvoir octroyé au chef de l’Etat dans la nomination de ces magistrats avec son lot d’influences et de choix.
Cette innovation, en termes de nomination, vient, toutefois, résoudre un point qui a longtemps entravé la mise en place de la Cour depuis 2014, en l’occurrence l’éparpillement des voix accordées aux candidats devant être choisis par les députés, en raison de calculs politiciens et partisans.
Un bicaméralisme inédit
L’article 56 du projet de la Constitution de 2022 installe un bicamérisme inédit. Il ne s’agit pas d’un bicaméralisme composé, de manière classique, de deux chambres, haute et basse du parlement, mais plutôt d’une Assemblée des Représentants du peuple et d’un Conseil national des Régions et des Territoires.
En cas d’adoption du texte par voie référendaire, nombreux sont curieux de voir à quoi aboutirait cette configuration, en particulier au niveau des prérogatives législatives et des chevauchements en matière de compétences dans le domaine du développement des régions.
D’aucuns n’ont pas manqué l’occasion de souligner que cette mesure est le premier jalon sur la voie de l’édification de « la Construction de base » chère à la cohorte des « interprétateurs » de la parole présidentielle, bien que l’actuel chef de l’Etat s’est gardé d’expliciter sa vision en la matière, à l’exception de rares interventions avant qu’il n’accède à la magistrature suprême.
La Constitution de 2014 instituait le monocamérisme avec une seule chambre au Parlement et la Tunisie depuis son indépendance en 1956 n’a connu le bicamérisme que pendant quelques années de 2002 au début de l’année 2011.
A la faveur d’un énième amendement de la Constitution de 2002, et au cours d’un référendum organisé cette année, une chambre haute, intitulée, la « Chambre des Conseillers » est venue épauler la chambre basse dans sa mission de caisse de résonnance et il s’est avéré dès le début que cette option, dont le mimétisme le disputait au népotisme n’a pas été la panacée.
Le nomadisme parlementaire : Fin de la récréation
Un des articles qui pourrait gagner l’adhésion de nombreux observateurs de la vie politique tunisienne est l’article 62 du nouveau projet qui dispose que « si un député se retire du bloc parlementaire auquel il appartient au début du mandat législatif, il lui est interdit de rejoindre un autre bloc ».
Si cette mesure venait à être adoptée, elle sonnerait le glas du nomadisme parlementaire qui sera éradiqué par un texte de loi à défaut de l’être par le diktat de la morale et de l’éthique.
En effet, les changements intempestifs motivés rarement par des choix idéologiques et majoritairement par des raisons de basse politique politicienne voire financières, ont ponctué la vie parlementaire tunisienne, en particulier durant le premier mandat de l’Assemblée parlementaire (2014-2019) lorsque la précédente Constitution était en vigueur.
Fonction exécutive : Portion congrue au gouvernement, part du lion au président
Les prérogatives attribuées au président de la République par les rédacteurs du draft de la Constitution de 2022 montre que l’on est passé de manière explicite d’un régime parlementaire avec une once de régime d’Assemblée vers un régime présidentiel avec des doses plus qu’homéopathiques de présidentialisme.
Une lecture des compétences accordées au président de la République et au chef du gouvernement laisse entrevoir aisément ce changement radical.
En effet, le quatrième chapitre du projet (articles 87-116) a été consacré à la « Fonction exécutive », en détaillant, en deux parties, les prérogatives accordées aux deux parties bicéphales de cette fonction, à savoir, le président de la République et le gouvernement.
Si l’article 90 du projet limite le nombre des mandats présidentiels à deux, il n’en demeure pas moins que durant ces deux mandats, le président de la République a quasiment les coudées franches.
En effet, le président de la République désigne le chef du gouvernement et nomme aussi les autres membres du gouvernement sur proposition de son chef.
De même, le président de la République met fin au mandat du gouvernement ou de tout membre, directement ou sur proposition du chef du gouvernement.
Ainsi, et après l’expérience du régime parlementaire assaisonné à une dose de régime d’Assemblé avec leurs lots de blocages connus durant la dernière décennie, le nouveau projet vise à instaurer un régime présidentiel avec une tendance présidentialiste, même si les promoteurs et les défenseurs du texte balayent d’un revers de main ces suppositions.
En effet, le président de la République qui ne peut être démis de ses fonctions, sera en mesure de « régner » sans véritable contre-pouvoir en face de lui pour créer l’équilibre entre les pouvoirs législatif et exécutif, propre au régime présidentiel.
De plus, et selon l’article 80 dudit projet, le chef de l’Etat peut, en cas de dissolution du parlement, légiférer par décrets-lois.
Ainsi, la dissolution du parlement est prévue alors que la procédure d’Impeachment (Mise en accusation) dirigée contre le président de la République, prévue dans le régime présidentiel, ne figure pas dans ce texte.
On achèvera cette énumération par l’article 112 qui dispose que le gouvernement est responsable devant le président de la République, et par conséquent, aucunement devant le parlement qui paraît comme dépourvu de pouvoirs en attendant la pratique si ce texte verra le jour.
De même, le gouvernement veille, en vertu de l’article 111, à l’exécution de la politique générale de l’Etat, conformément aux orientations et aux choix arrêtés par le président de la République.
Autant de dispositions qui présentent des similitudes frappantes avec le texte de la Constitution du 1er juin 1959, sans ses amendements ultérieurs, ce qui nous incite à nous interroger quant à la pertinence de ce retour aux sources.
Le « salafisme » constitutionnel ou le retour aux sources bénies de la Constitution de 1959
La Constitution du 1er juin 1959 (encore une date symbolique qui perpétue le retour triomphal de Bourguiba quatre ans plus tôt) était certes relativement courte mais assez efficace pour l’instauration de manière percutante un régime présidentiel.
En effet, avec ses 63 articles (il s’agit ici de la version initiale sans les multiples amendements introduits plus tard, notamment, en 1976, 1988 et 2002), la Loi fondamentale a mis en place un régime présidentiel qui pourrait trouver ses justifications dans les exigences objectives visant à bâtir le jeune pays qui vient d’accéder à l’Indépendance, ce qui nécessite un pouvoir fort et centralisé.
Toutefois, en plus des exigences objectives, il y a eu une autre donne, subjective celle-là, consistant en la personnalité prédominante et omnipotente, du président de l’époque, Habib Bourguiba, qui dans les circonstances de l’époque, il était impensable, historiquement et politiquement parlant, qu’il accepterait de partager le pouvoir.
Néanmoins, la personnalité « exceptionnelle » de Bourguiba, que même les détracteurs les plus acharnés reconnaissent son charisme et sa vision perspicace s’agissant notamment de géopolitique régionale et mondiale, peut-elle être rééditée et justifiée, 63 ans plus tard, un mouvement de « salafisme » constitutionnel pour un retour aux sources et un rétablissement du texte de la Loi fondamentale de 1959.
Certes, l’histoire est cet éternel recommencement mais en près de deux-tiers d’un siècle qui n’ont pas été ce long fleuve tranquille, la Tunisie a connu une série d'événements et de perturbations, allant de la fin de l’expérience des Coopératives jusqu’à la dernière décennie où l’instabilité le disputait à la gabegie en passant par les affrontements entre le pouvoir et le Syndicat en 1978, la révolte du Pain en 1984, le coup d’Etat « médical » de 1987, le soulèvement du Bassin minier en 2008 et le soulèvement de 2011.
Pour revenir au texte de 1959 et aux similitudes frappantes avec celui proposé aux Tunisiens en 2022, nous soulignerons deux articles qui illustrent à eux seuls, ce « retour ».
L’article 38 de la Constitution de 1959 disposait que « Le Président de la République exerce le pouvoir exécutif conformément à la Constitution » et l’article 43 indique que « Le Président de la République arrête la politique générale du Gouvernement, veille à son application et informe l'Assemblée nationale de son évolution. Il choisit les membres de son gouvernement qui sont responsables devant lui ».
Nous retrouvons ici les larges prérogatives accordées au président de la République, et qui sont parfois sans partage, dans la Constitution de 1959, et une reprise voire une imitation dans le draft de 2022.
Néanmoins, la Constitution de 2022 est encore plus cohérente dans la mesure où de 1959 à 1970, la Tunisie ne disposait pas de poste de Premier ministre qui a été créé par la suite politiquement et légalement avant son institutionnalisation en le mentionnant dans le texte de la Constitution et en accordant à son détenteur des compétences relativement importantes (Amendement 1976, maladie de Bourguiba, etc.).
In fine et indépendamment de la teneur du texte qui sera en vigueur après le 25 juillet, les juristes et les politologues s’accordent à dire que l’efficacité d’une Constitution, et nonobstant le système mis en place ou les orientations choisies, est tributaire de sa mise en œuvre.
L’attitude des différents protagonistes et acteurs et le respect de l’essence, supposée être démocratique, de la Constitution, sont les principaux facteurs hautement déterminants du sort accordé à un texte, qui sera mis à la rude épreuve de la réalité et « otage » de la tournure des événements; les épisodes successifs, depuis 2014, entre les présidents de la République et les chefs du gouvernement ou leurs « Premiers ministres » en témoignent éloquemment.