Au cours du mois de janvier 2024, deux événements relatifs au conflit qui fait rage à Gaza depuis octobre 2023 ont défrayé la chronique : d’une part, une décision de la Cour Internationale de Justice (CIJ) qui a mis en garde Israël contre un risque de "génocide" ; d’autre part, la révélation que des employés de l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA) avaient pu être impliqués dans les attaques menées par le Hamas. Dans les deux cas, la réaction de la France est difficile à interpréter.
Au sujet de la décision de la CIJ, la France a émis certaines critiques, notamment sur l’emploi du mot "génocide", tout en appelant à un cessez-le-feu. Elle n’a pas versé de financement pour le premier semestre 2024, en direction de l’UNRWA, mais n’a pas non plus suspendu officiellement son aide. Cette ambivalence illustre l’impasse d’une position française qui a navigué entre des approches très tranchées, sans réussir à en tirer une stratégie cohérente. Ceci s’explique largement par une dégradation du débat politique français relatif à ce conflit, et plus généralement aux affaires internationales. La crise de Gaza a révélé l’incapacité des grands partis politiques à réagir en analystes davantage qu’en organismes militants.
En 2004, dans un essai remarqué, le journaliste Denis Sieffert décrivait le conflit israélo-palestinien comme une "passion française". Ce titre appelait deux interprétations possibles : si la passion, dans le langage courant, désigne l’intérêt marqué, presque obsessionnel, pour un sujet précis, elle relève aussi, dans son sens originel, de sentiments violents et douloureux. Les réactions françaises à la crise ouverte le 7 octobre dernier par les attaques du Hamas et la riposte extrêmement violente d’Israël illustrent parfaitement cette ambivalence. Non seulement cette actualité a été très suivie dans l’Hexagone, mais elle a donné lieu à de vifs débats. Toutefois, un élément ne manque pas d’étonner : la décorrélation entre une classe politique très polarisée, qui a mis la "passion" au cœur de sa réaction, et le monde scientifique – universitaires, centres de recherches, diplomates, grands reporters… – où l’analyse froide et rationnelle a prévalu. Ce phénomène illustre une incapacité croissante du débat politique français à reposer sur une réflexion réaliste et cartésienne.
Une approche binaire et manichéenne de la part des grands partis
Les premières réactions de la classe politique française aux attentats du 7 octobre, puis au début des ripostes israéliennes, ont témoigné d’une certaine incapacité à prendre de la distance dans l’analyse. Passé le temps de l’émotion légitime puis des condamnations initiales, les principales figures des grands partis politiques ont donné l’impression de se positionner dans un camp ou l’autre. Les différents discours qui se sont faits entendre se caractérisent en grande majorité par une tonalité davantage partisane qu’analytique, donnant l’impression de vouloir pointer du doigt des responsables davantage qu’étudier les causes d’une crise pourtant complexe.
Une partie majoritaire de l’échiquier politique français s’est ainsi positionnée en faveur de l’État israélien, une posture qui ne s’est pas réduite à la simple condamnation de l’attaque subie par l’État hébreu, mais aussi à un soutien marqué à ses opérations militaires. Ainsi, mi-octobre, plusieurs figures politiques notables comme la présidente de l’Assemblée nationale, Yaël-Braun Pivet, membre du parti Renaissance, ou le député Éric Ciotti, des Républicains, se sont rendus en Israël, évoquant un soutien "inconditionnel" à ce dernier. Dans la foulée, le patron du groupe Renaissance à l’Assemblée nationale, Sylvain Maillard, a même pris ses distances avec la posture officielle française et le Quai d’Orsay, jugés trop mesurés dans leur soutien aux Israéliens. Le même soutien a pu être observé de la part des mouvements d’opposition nationalistes, le Rassemblement national, dont le président Jordan Bardella a exprimé une "solidarité totale sans équivoque et sans réserve" à l’égard d’Israël, et surtout du parti d’Éric Zemmour, qui a appelé à un soutien total aux actions israéliennes.
Ce discours de soutien à Tel-Aviv s’est accompagné de trois éléments de communication qui peuvent être résumés comme tels : "il n’est pas possible d’expliquer les attentats du 7 octobre, car cela serait les justifier" ; "Israël a le droit de se défendre" ; "tout appel à un cessez-le-feu est un soutien objectif au Hamas". Ces arguments ont été par exemple développés par Benjamin Haddad, député Renaissance et membre de la Commission des Affaires européennes le 2 novembre dernier : "Je ne suis pas pour un cessez-le-feu. Israël a le droit de se défendre contre le terrorisme. C’est une réponse légitime à un acte barbare qu’a commis le Hamas." Or, cette rhétorique appelle davantage à l’émotion qu’à l’analyse cartésienne et rationnelle : en effet, elle transforme une crise géopolitique d’une extrême complexité en un schéma binaire à solutions simples. Par exemple, l’affirmation répétée selon laquelle un cessez-le-feu profiterait au Hamas n’a pas été démontrée.
L’observation des crises passées tendrait plutôt à supposer que les bavures israéliennes ont offert au terrorisme un terreau fertile pour recruter de futurs combattants. De même, l’idée de soutien "inconditionnel" à Israël rompt avec les usages diplomatiques : en règle générale, le soutien à un État étranger dans une action militaire est toujours encadré par certaines limites. Ainsi les livraisons d’armes à l’Ukraine ont-elles été accompagnées de strictes demandes pour que ces armes ne frappent pas le territoire russe. Annoncer d’emblée un soutien inconditionnel à une action militaire dont ni les objectifs, ni les modalités ne sont encore définies sort de l’action rationnelle et réaliste d’un acteur étatique.
Il est à noter que les mêmes dérives partisanes ont pu être observées dans une large partie de la mouvance pro-palestinienne. C’est ainsi que plusieurs députés de La France insoumise, à l’image de Manuel Bompard ou Mathilde Panot, ont initialement refusé de qualifier le Hamas de mouvement "terroriste". La justification qui en a été donnée par Jean-Luc Mélenchon est double. Sur un plan juridique, le chef de file des Insoumis a estimé que l’emploi de ce terme empêcherait le jugement des assaillants du 7 octobre pour crime de guerre ; et sur un plan politique, il a estimé que s’il parvenait au pouvoir et reconnaissait le Hamas comme “terroriste”, il lui serait impossible de discuter avec lui. Toutefois, ces prises de position sont là aussi discutables sur un plan scientifique : la reconnaissance d’un mouvement comme "terroriste" n’a jamais empêché aucun gouvernement de négocier avec lui – que l’on songe ainsi aux discussions de Doha qui se sont tenues entre le Qatar, les États-Unis et les Talibans avant le retour au pouvoir de ces derniers ! Surtout, au-delà des considérations politiques et partisanes, le mode opératoire du Hamas et de ses alliés lors du 7 octobre correspond parfaitement à la définition du terrorisme : l’utilisation de la violence contre des civils en vue d’objectifs politiques.
Ainsi la classe politique française est-elle apparue, sur le sujet de la crise à Gaza, non seulement fracturée mais surtout très polarisée. Les réactions partisanes, faisant appel aux passions davantage qu’à la raison, ont été la norme. Or, cette attitude tranche avec celle d’un milieu scientifique et universitaire français qui, traditionnellement, a toujours su manier la nuance pour aborder ce conflit sensible.
Une expertise de qualité qui peine à se faire entendre
Traditionnellement, la France peut s'enorgueillir d’une expertise géopolitique de grande qualité sur la région du Moyen-Orient. Plus spécifiquement, le conflit israélo-arabe, puis israélo-palestinien, a fait l’objet de nombreuses publications d’experts en tous genre. Outre Denis Sieffert, cité précédemment, des auteurs comme Alain Dieckhoff, Nicolas Dot-Pouillard, Alain Gresh, Xavier Guignard, Najla Nakhlé-Cerruti, et tant d’autres encore, écrivent depuis longtemps sur Israël, sur la Palestine, sur ces sociétés si riches, sur ce conflit si complexe. L’Institut français du Proche-Orient (IFPO) dispose d’une antenne à Jérusalem, organisant de nombreuses études, rencontres et conférences. Ce champ d’analyse a été renforcé par un certain nombre d’Israéliens francophones (Élie Barnavi, Denis Charbit, Schlomo Sand…), qui ont livré des observations poussées de leur pays, de ses contradictions, de sa complexité. Bref, il existe un véritable vivier de connaissance au sujet du Proche-Orient et du conflit israélo-palestinien. Un monde scientifique de grande qualité – dont les principales figures, certes, peuvent être en désaccord entre elles – permet d’éclairer le débat public au sujet de cette problématique. Or, il est frappant de constater que les observations et conclusions de ces connaisseurs se retrouvent très peu dans les discours politiques français.
Les travaux n’ont pourtant pas manqué, dans les dernières années, pour mettre en lumière bien des éléments qui expliquent les drames de ces derniers mois. Les profondes fractures d’une société israélienne clivée entre un ultra-nationalisme religieux et une approche plus réaliste ; la concurrence entre les groupes armés à Gaza ; l’insoluble question des colonies… tous ces thèmes ont fait l’objet d’articles, de conférences, de publications. Ils sont pourtant totalement absents des discours des grandes figures politiques françaises. En octobre 2023, quelque jours avant l’attaque du Hamas, la revue Moyen-Orient publiait un dossier spécial consacré à la question palestinienne, et dont la lecture offre de précieuses clés d'analyse de ces événements tragiques. Encore une fois, cette approche scientifique manque terriblement au débat partisan.
De même, les analyses issues du corps diplomatique français ont été bien davantage informées et nuancées que les réactions des grandes figures politiques. Le 15 novembre 2023, lors d’une audition à l’Assemblée nationale, Gérard Araud, ancien ambassadeur de France en Israël (2003-2006), a ainsi répondu pendant plus de quatre heures aux députés. Si les échanges lui ont permis d’expliquer la complexité d’une situation marquée par la montée des fanatismes, l’ex-diplomate a paru parfois surpris des questions, aux tonalités bien plus partisanes, posées par certains représentants des groupes politiques. Le même processus d’analyse rationnelle et équilibrée a pu être entendu dans la bouche de l’ancien ministre des Affaires étrangères (2002-2004) Dominique de Villepin. Fort d’une longue carrière d’ambassadeur, ce dernier a mis en exergue, lors de plusieurs interventions, les dangers d’un engrenage de la violence. Il a rappelé que la brutalité israélienne nourrit le terrorisme du Hamas et réciproquement, et que seule une solution diplomatique à deux États pouvait briser ce cercle de violence. Cette analyse lui a valu de vives critiques d’un autre ancien Premier ministre, Manuel Valls (2014-2016), qui a qualifié dans Le Figaro Dominique de Villepin (et, au passage, Emmanuel Macron) de "faux amis" d’Israël, et a appelé à "faire front commun face à l’obscurantisme et la haine". Cette passe d’armes a illustré, mieux que toute autre, le décalage qui peut exister entre l’approche réaliste, basée sur la froide observation des faits, et l’approche passionnelle, qui rejette la nuance et ne comprend qu’une logique manichéenne.
Le risque d’une classe dirigeante mue par la passion davantage que par la raison
Ce décalage entre les discours politiques et les analyses scientifiques n’est pas une spécificité française, non plus qu’un événement nouveau. Mais son ampleur interroge : en effet, elle laisse à penser que les questions internationales sont de plus en plus un enjeu de politique intérieure. Elles ne sont plus appréhendées par les grands partis comme une question de sécurité nationale et d’intérêt de l’État, mais davantage comme un outil polémique en vue de satisfaire une approche idéologique ou de discréditer des rivaux potentiels. Cette instrumentalisation – au sens premier du terme – des réalités internationales peut dès lors conduire à une politique étrangère hasardeuse, erratique, qui navigue au gré des intérêts partisans.
C’est une des raisons pour lesquelles le discours français sur la crise de Gaza a manqué de clarté, et dès lors, de force sur la scène internationale. Non seulement les grands partis politiques français ont échoué à produire une analyse consensuelle de cette tragédie, mais le manque de recul les a conduits à des incohérences. Ceci s’est particulièrement fait ressentir dans l’approche d’Emmanuel Macron. Dans un premier temps, le président de la République a exprimé un total soutien à Israël, appelant même à inclure la lutte contre le Hamas dans les objectifs de la coalition anti-Daech (une posture qui n’a été approuvée par aucun de ses partenaires, Israël compris). Il a par la suite tâché de réorienter son discours : après avoir rejeté l’idée d’un cessez-le-feu, votant contre les premières résolutions de l’ONU qui le demandaient, la France a fini par se rallier à cette option – mais trop tard pour que cette position soit mise à son crédit. En fin de compte, ni les Israéliens, ni les Palestiniens et leurs soutiens n’ont compris ni apprécié l’approche française, tout à la fois inconstante et mal exprimée.
Or, une écoute des scientifiques et observateurs du conflit israélo-palestinien aurait certainement permis à la France d’adopter une politique plus cohérente. Celle-ci aurait pu reposer sur la condamnation du terrorisme, tout en rappelant que ce phénomène se nourrit largement du désespoir d’une population privée de toute perspective d’indépendance et de paix. Une approche équilibrée lui aurait permis de se distinguer des États-Unis et peut-être même d’entraîner l’Union européenne vers une approche plus originale, voire un futur rôle de médiation. Rien n’était écrit. Mais une classe politique qui serait nourrie de culture historique, stratégique et géopolitique aurait sans nul doute favorisé cette posture plus équilibrée.
En somme, la crise de Gaza est un puissant révélateur d’une des grandes faiblesses contemporaines de la France en matière de politique étrangère : l’incapacité des grands partis à analyser les réalités internationales sous un angle scientifique et rationnel les conduit à des réactions passionnelles et partisanes. Et si les hésitations d’Emmanuel Macron ont été largement critiquées, elles ne sont pas tant l’expression de faiblesses personnelles que d’une incapacité structurelle de la classe politique française à comprendre le monde actuel. Une écoute plus attentive des connaisseurs de ces sujets internationaux sera indispensable aux dirigeants français s’ils entendent peser dans la géopolitique du XXIe siècle.
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