Le lendemain, la préfecture ne dénombrera que trois morts : deux Algériens et un Français.
Bilan des historiens : entre 100 à 300 Algériens "noyés par balles" dans la Seine et 12 000 personnes raflées, torturées et détenues dans des camps improvisés. Aujourd’hui, la mémoire repose principalement sur le travail des familles de victimes, collectifs du 17 Octobre 1961 et historiens acharnés. Entretien avec Fabrice Riceputti, historien et auteur du livre "Ici on noya les Algériens".
Pouvez-vous nous rappeler le contexte de cette journée sanglante du 17 Octobre 1961 ?
On est dans un contexte de guerre d’Algérie, et les syndicats de police réclament que l’on réinstaure un couvre-feu comme ça avait été le cas en 1958 ("Il est conseillé de la façon la plus pressante aux travailleurs nord-africains de s’abstenir de circuler la nuit dans les rues de Paris et de la banlieue parisienne et plus particulièrement de 21 h 30 à 5 h 30 du matin", annonçait le communiqué de la préfecture de police de Paris en septembre 1958. NDLR). Début octobre, dans un conseil des ministres restreint, Michel Debré (Premier Ministre), Roger Fray (Ministre de l’Intérieur) et Maurice Papon (préfet de police de Paris) est décidé un couvre-feu.
Il faut rappeler que contrairement à ce qu’a affirmé Emmanuel Macron dans son communiqué l’année dernière, ce couvre-feu n’a pas de forme légale. Il n’y a pas de décret. C’est le préfet qui conseille aux Algériens (vivant en France) d’observer un couvre-feu. ("Il est conseillé de la façon la plus pressante aux travailleurs musulmans algériens de s’abstenir de circuler la nuit dans les rues de Paris et de la banlieue parisienne, et plus particulièrement de 20 h 30 à 5 h 30 du matin." communiqué de la préfecture de police de Paris - 5 octobre 1961). Ce couvre feu est la goutte d’eau qui rend la vie invivable pour beaucoup de personnes concernées. Il autorise la police à commettre d’autant plus de violence. Et dans la base du FLN, on va demander aux Algériens de réagir de manière pacifique, c'est-à-dire de boycotter ce couvre feu, de sortir de leurs bidonvilles de Nanterre ou du 5ème arrondissement de Paris et de déambuler dans les beaux quartiers de Paris pour protester contre ce couvre-feu raciste. Et ce qui va se passer le 17 Octobre, c’est que toutes les forces de police vont faire en sorte d’empêcher que cette démonstration de force s’organise. On ne supporte pas que des colonisés apparaissent comme des sujets politisés.
Comment va s’organiser cette répression policière ?
Cela va commencer par l’une des plus grandes rafles de l’histoire de France. On ramasse tout ce qui ressemble de près ou de loin à des Algériens. Des maghrébins, des sud-américains, des italiens, sont embarqués. On réquisitionne des bus de la RATP pour transporter tous ces gens dans des lieux improvisés puisque ça fait beaucoup de monde. Et donc on crée des camps : le palais des sports de Versailles, le Stade de Coubertin, la Cour d’honneur de la préfecture de Paris sur l’île de la cité. On enferme ces gens pendant des jours et des jours. Selon des témoins il y avait partout dans le Palais des Sports, des flaques d’urine et d’excréments. Dans ces lieux là, on tue et on torture pour essayer d’obtenir des informations sur le FLN. Des témoins racontent les cris entendus alors qu’étaient torturés, des algériens derrière des rideaux, et en même temps les discours anti FLN diffusés dans des hauts-parleurs. Ces personnes raflées seront ensuite renvoyées en Algérie, mais pas renvoyées chez elles, elles seront là encore enfermées dans des camps qui sont très très nombreux là bas. Alors ceux qui ont échappé à cette rafle vont former des petits cortèges pour défiler dans Paris, et là c’est une violence policière qui se déchaîne : on tue par balles, par coups de matraque, des pendus dans le bois de Vincennes et Boulogne et on repêchera des cadavres dans la Seine. Le lendemain, la préfecture ne dénombrera que trois morts : deux Algériens et un Français.
Pourquoi nous n’avons toujours pas de bilan officiel de cette répression ?
Le lendemain, la préfecture de police de Paris publie un communiqué avec un bilan de trois morts, et ce communiqué va rester la version officielle pendant des décennies. Ce mensonge d’état, personne n’y croit véritablement mais on en restera là tant que personne n’aura établi un contre récit historique qui démonte ce mensonge. Dans les jours qui suivent, la presse à grand tirage relayera la propagande de Papon, mais assez rapidement il y a quand même des questions qui seront posées même dans Le Figaro par exemple ou dans Libération. Mais le pouvoir arrive à faire taire très rapidement et notamment à empêcher une commission d’enquête parlementaire. On censure la presse, on saisit des livres, on saisira par exemple le film de Jacques Panijel "Octobre à Paris" et on arrive comme ça à imposer assez rapidement le silence. On n’a pas de bilan exact parce que comme dans tous les massacres coloniaux, quand on tue des colonisés, on tue des gens dont la vie ne compte pas et on ne les compte pas. Tout est fait pour qu’on ne puisse jamais établir un bilan exact comme ça s’est produit à Madagascar, en Algérie au Cameroun ou ailleurs.
S’agissant des Algériens à Paris c’est d’abord l’historien Jean-Luc Einaudi qui a travaillé sur la question du bilan, et pendant longtemps on naviguait entre les 3 morts selon la préfecture et les 300 morts selon le FLN. Il y a un certain nombre de morts dont on est sûr qu’ils ont été tués par la police ce jour là et il y a plusieurs cas dont on ne sait pas exactement quand ils sont morts parce qu’ils ont été repêchés par exemple le 25 Octobre à plusieurs kilomètres de Paris. On sait que ce sont des Algériens, on a de fortes suspicions qu’ils ont été tués par la police mais on ne sait pas quand exactement. Il y a des gens qui ont été ramassés par des bidonvillois, qui ont été ramenés en cachette pour qu’ils puissent être enterrés selon le rite musulman et qu’ils ne tombent pas entre les mains de la police. Il y en a qui sont morts à l’hôpital mais qui n’avaient surtout pas déclaré qu’ils avaient été frappés par la police parce que sinon la police venait les chercher à l’hôpital. Donc il y a un flou qui se maintiendra toujours sur le nombre. Donc c’est très gênant mais on donne une fourchette qui dépasse probablement la centaine de morts pour le 17 Octobre lui-même, certains vont jusqu’à 300. C’était l’estimation du FLN en interne. Ils avaient recensé les disparus au sein de leur organisation, et ce chiffre là à l’époque, ce n’était pas une estimation qui avait vocation à être rendue publique donc ça la rend crédible. Il y a deux historiens britanniques Jim House et Neil MacMaster qui ont sorti le livre qui fait référence aujourd’hui et qui eux parlent de plusieurs centaines de morts sur toute la période septembre, octobre, novembre 1961 puisqu’il y a eu des violences policières très graves avant le 17 Octobre et il y en aura encore après. Donc la question du bilan, on sait qu’on ne saura jamais combien de gens ont été tués.
Vous parlez de l’une des plus grandes rafles de l’histoire française, comment expliquez- vous le décalage entre la terminologie utilisée par les historiens et les communiqués officiels aujourd'hui ?
Alors à l’époque la police parle couramment de rafle dans ses documents internes et cela ne gêne personne à l’époque. Ce sont des rafles au faciès, on ramasse tout ce qui ressemble à des algériens et donc les algériens qui ne ressemblent pas aux stéréotypes des algériens, les blonds aux yeux bleus, ne sont pas arrêtés… Ce mot de rafle va commencer à gêner quand on va commencer à parler vraiment de la rafle du Val d’Hiv et de sa gravité. Avec les évènements du 17 Octobre, ce qui ne passe pas du tout c’est de reconnaître que la Vème République a entièrement été impliquée dans la perpétration, dans l’occultation et dans l’impunité de cette affaire. Et donc on a des tentatives d’euphémiser ces crimes, ou comme ce qu’à fait Macron l’année dernière, c’est de faire croire qu’il y a un seul responsable à tout ça c’est le méchant Maurice Papon qui est le fusible idéal puisqu’il a été condamné pour sa complicité de crime contre l’humanité (pour sa participation dans la déportation de Juifs à Drancy) et de ne pas parler de l’implication de l’institution policière parce qu’il faut que l’histoire de la République soit intégralement immaculée et admirable, c’est la doctrine officielle en vigueur.
Aujourd’hui il n’existe toujours pas de reconnaissance de crime d’Etat, qu’est-ce que le président a à perdre en reconnaissant ces crimes là ?
Je me trompe peut-être mais je pense que Macron a donné le maximum de lui-même pour le soixantième anniversaire de l’indépendance. Je pense qu’il n’ira pas au delà. On est dans un contexte politique qui rend particulièrement difficile dans le cas où il voudrait le faire. Quand on voit la puissance politique et médiatique de l'extrême droite et de la droite qui sont dans la nostalgie de l’Algérie française. On l’a vu avec le doyen de l’assemblée nationale qui a fait applaudir un discours sur l’Algérie française, l’année du soixantième anniversaire de l’indépendance. C’est quand même quelque chose d’extrêmement significatif. Et il y a une institution qui résiste plus encore que l’armée, c’est la police en France. Si le communiqué de Macron n’écrit même pas le mot police en racontant le 17 Octobre, s‘il fait croire que les Algériens ont désobéi à un couvre feu légal, s’il rappelle que la manifestation était interdite, c’est parce que c’est le ministère de l’Intérieur qui a négocié le texte avec l’Elysée et qui a imposé ça, alors que l’armée française avait accepté que l’on dise à propos de la mort de Maurice Audin que l’armée avait mis en place un système de disparition dont Maurice Audin était l’une des victimes en Algérie. C’est le signe que l’institution policière et ses syndicats qui sont de plus en plus radicaux, refuse à tout prix qu’on puisse comme ils appellent ça : "porter atteinte à l’honneur de la police". Ils ne peuvent pas trop protester contre les évocations de son rôle pendant la rafle du Vel d’Hiv et sous Vichy, mais là ça ne passe toujours pas et je pense que malheureusement ce n'est pas demain la veille qu’on aura les choses dites entièrement. Cela reste complètement inavouable 61 ans après.
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