La guerre déclenchée par la Russie contre l’Ukraine fin février 2022 a totalement rebattu les cartes du jeu géopolitique européen. Paradoxalement, Vladimir Poutine semble être en passe de renforcer les deux organisations dont il critiquait l’expansion vers l’est de l’Europe : l’OTAN et l’Union européenne. Cette actualité immédiate pourrait faire oublier la situation plus complexe dans laquelle se trouvent les pays européens depuis, au moins, la fin de la guerre froide.
Ne souhaitant pas, selon la formule d’Hubert Védrine, être de simples "herbivores" dans un monde de prédateurs, s’inquiétant de la montée en puissance de la Russie ou de la Chine, les Européens accordent une importance nouvelle à leur défense. Il semble acquis que celle-ci doit se faire de manière coordonnée, aucun État ne se sentant suffisamment puissant pour mener sa politique stratégique sans partenaire. Mais parallèlement, la sécurité européenne ne semble pas trouver un cadre adéquat de développement.
En réalité, les Européens sont pris dans un dilemme dont ils n’arrivent pas à sortir, et qui se rapporte à l’importance de l’alliance américaine. L’idée d’une autonomie stratégique de l’Europe au-delà de cette alliance ne rencontre de ce fait qu’un succès très limité. Les initiatives de certains États membres, comme la France, pour faire émerger une défense européenne commune, se heurtent au scepticisme de la majorité des autres pays, plus à l’aise avec la protection américaine. Or, la politique erratique menée par les États-Unis au cours des dernières années a semé le doute chez leurs alliés, même les plus proches. Les Européens pourraient donc se voir obligés de réfléchir à autonomiser leur défense, un défi d’autant plus complexe que leur unité reste fragile.
Les désillusions de l’alliance américaine
Momentanément, l’attaque lancée par la Russie contre l’Ukraine semble avoir renforcé la solidité de l’OTAN et l’influence des États-Unis au sein de l’alliance ; on peut l’attribuer au soutien croissant apporté par Joe Biden aux forces ukrainiennes, au sentiment qu’aucune autre puissance ne peut tenir tête à l’expansionnisme russe, ainsi qu’à la justesse des prévisions de la CIA, un des seuls services de renseignement occidentaux à avoir anticipé l’attaque.
Mais il s’agit davantage d’une réévaluation du rôle de Washington, dont la fiabilité comme allié avait été sérieusement remise en question au cours des dernières années. Après le mandat de Donald Trump (2017-2021), qui avait ouvertement pris ses distances avec les membres européens de l’OTAN, Joe Biden avait promis une approche davantage multilatérale. Cependant, les premiers mois de sa présidence ont eu tendance à décevoir ses alliés.
La fiabilité de l’alliance américaine a ainsi été nettement questionnée à la suite du partenariat AUKUS (acronyme d’"Australia, United Kingdom et United States"), alliance militaire tripartite signée en septembre 2021 et visant officiellement à contenir les visées chinoises dans l’espace indopacifique. Dans la foulée, l’Australie s’engageait à acheter huit sous-marins d’attaque américain, annulant le contrat qu’elle avait précédemment signé avec la France pour l’acquisition de submersibles.
Ce camouflet infligé à la France a été l’aspect le plus spectaculaire de ce nouveau partenariat, les autorités françaises ne dissimulant pas leur colère à la fois vis-à-vis de l’Australie, qui rompait sans préalable un contrat de plusieurs milliards d’euros, mais surtout vis-à-vis des États-Unis, accusés de déloyauté à l’égard de leur allié français. Mais au-delà de la querelle franco-américaine, la signature de ce pacte AUKUS a également permis de réaffirmer la priorité accordée par Washington à ses partenaires anglo-saxons, et ce alors même que le Royaume-Uni venait de rompre avec l’Union européenne. La France, à l’inverse, malgré sa présence dans le Pacifique, n’a pas été conviée à participer à cette alliance. En d'autres termes, les États-Unis ont donné l’impression d’agir de manière unilatérale en s’appuyant sur les Anglo-Saxons, sans accorder de considération aux pays de l’Union européenne, et notamment à la France.
Mais à l’été 2021, les Britanniques ont, à leur tour, fait part d’une certaine perplexité face au retrait pour le moins précipité des Américains d’Afghanistan. Ni le Royaume-Uni, ni les autres partenaires européens des États-Unis, ne semblent avoir été réellement consultés. Le signal donné a été doublement néfaste : d’une part, les autorités américaines ont donné l’impression de privilégier, une fois de plus, l’unilatéralisme, agissant sans concertation avec leurs partenaires de l’OTAN, pourtant eux aussi engagés sur le terrain ; par ailleurs, l’abandon pur et simple de leur allié local, le gouvernement afghan, immédiatement renversé au profit des Taliban, a fait considérablement relativiser la valeur de la "protection" américaine. Dans ce contexte, une opportunité semblait s’ouvrir pour les pays européens désireux de rééquilibrer leur défense et de la rendre plus autonome.
L’impossible défense européenne
Élaborer un processus de défense européenne indépendant des États-Unis est une ambition française de longue date. En 2010, un accord historique de coopération militaire franco-britannique, porté par Nicolas Sarkozy (2007-2012), avait ainsi été présenté comme une première étape. Toutefois, ce projet se heurte systématiquement aux réticences des autres États membres qui, en grande majorité, refusent l’idée d’une défense européenne n’impliquant pas les États-Unis. L’un des freins à cette ambition est la volonté de nombreux États membres de rester liés en priorité au partenariat américain, même au détriment de leurs alliés européens.
En 2016, par exemple, la Pologne a annulé sa commande de 50 hélicoptères Caracal, passée auprès d’Airbus, au profit de l’achat d’appareils américains de type Black Hawk. A l’origine d’un froid entre Paris et Varsovie, cet incident est loin d’être isolé : très régulièrement, des États européens se fournissent auprès du marché américain au détriment de leurs partenaires dans l’Union. Loin de pousser les Européens à prendre en charge leur défense de manière autonome, la guerre en Ukraine semble bien avoir renforcé ces réflexes.
L’Allemagne, par exemple, a entamé un processus de réarmement et de modernisation de sa Défense qui aurait pu s’intégrer au sein d’un projet européen commun. Or, au mois de mars 2022, Berlin a fait connaître son intention d’acquérir des avions américains F-35, et ce, malgré des performances qui ne font pas l’unanimité. Ce contrat ne resserre pas seulement le lien stratégique avec Washington ; il met également en danger le projet d’avion germano-franco-espagnol SCAF, supposé remplacer les Rafale français et les Eurofighter allemands et espagnols. Avec l’acquisition des F-35, l’Allemagne pourrait estimer qu’elle n’a plus besoin de ce projet, déjà bien fragilisé, et signer son abandon.
Les limites de l’unité face aux défis du siècle : l’exemple russe
La guerre en Ukraine, lancée par la Russie le 24 février 2022, et l’expansion stratégique et économique chinoise, qui s’étend sur un temps plus long, n’ont pas suscité la même réponse des Européens. Face au premier défi, celui de l’expansionnisme russe, une certaine unité a pu être observée, au sein à la fois de l’Union européenne et de l’OTAN. Toutefois, à mesure que le conflit se prolonge, des approches divergentes semblent voir le jour et remettre en question cette unité.
Dans un premier temps, la solidarité a paru totale entre membres de l’OTAN et/ou de l’Union européenne, qui ont unanimement condamné l’agression russe contre la souveraineté ukrainienne. Dès les premiers jours, cette unité s’est traduite dans l’adoption de sanctions économiques à l’encontre de la Russie. Au sein de l’OTAN, certes, les mesures adoptées ont varié en intensité (c’est ainsi que les sanctions britanniques, par exemple, ont été particulièrement dures, alors qu’à l’inverse, la Turquie, malgré son soutien diplomatique à l’Ukraine, s’est refusée à en adopter). Mais au sein de l’Union européenne, cette ambition unificatrice a permis aux pays de s’accorder, à l’unanimité, sur une politique commune de sanctions. Ces « mesures restrictives » sont adoptées dans le cadre de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) de l’Union européenne.
Il est d’ailleurs à noter que des mesures de ce genre ciblaient déjà la Russie depuis 2014, date de l’annexion de la Crimée ; et l’attaque contre l’Ukraine a amené les Européens à en adopter de nouvelles. Paradoxalement, Vladimir Poutine semble donc avoir favorisé cette solidarité occidentale qu’il redoutait tant. La Russie est-elle alors l’architecte involontaire d’une politique de défense européenne commune, coordonnée avec les autres membres de l’OTAN ?
Plus le conflit s’enlise et semble devoir durer, et plus l’on peut envisager que le front européen – a fortiori occidental – se fissure. Alors que l’adoption d’un sixième paquet de sanctions à l’égard de la Russie était discutée au sein de l’Union européenne, la Hongrie a fait savoir qu’elle mettrait son veto à tout embargo sur le pétrole ou le gaz russes, principales sources de devises de Moscou. Si Budapest maintenait sa position, les Européens se trouveraient alors placés dans une alternative inconfortable : ou bien il leur faudrait renoncer à sanctionner les achats d’hydrocarbures russes, limitant ainsi beaucoup l’efficacité des "mesures restrictives" ; ou bien il leur faudrait agir en ordre dispersé, sans maintenir l’unanimité qui a été jusqu’à présent la règle.
La guerre en Ukraine aura peut-être permis, à terme, de susciter la réflexion et de stimuler le débat au sujet des lourds défis auxquels font face les pays européens. Certes, à court terme, elle a donné l’illusion que l’alliance américaine et l’OTAN pouvaient suffire à répondre aux défis stratégiques à venir. Mais ce bloc occidental est lui-même traversé par des contradictions, comme le montrent les réticences de la Turquie à autoriser l'entrée dans l’Alliance de la Suède et de la Finlande. Surtout, à terme, il n’est pas certain que les objectifs européens et américains concernant l’avenir de l’Ukraine convergent totalement.
Face au manque de fiabilité de Washington, les États européens pourraient donc, volens nolens, être obligés de s’organiser pour ébaucher un début de défense commune. Ce processus ouvrira la porte à de nouvelles interrogations et s’avèrera malgré tout bien périlleux, car il n’est pas certain qu’à terme, les Européens arrivent à maintenir une politique étrangère et de défense commune suffisamment consistante pour peser sur la scène stratégique mondiale.