Dans votre dernier ouvrage, intitulé "Le monde ne sera plus comme avant", que vous avez co-dirigé avec Dominique Vidal, vous abordez une nouvelle grammaire des relations internationales qui permet d’acter véritablement la décolonisation, la dépolarisation et la mondialisation. Vous appelez à des nouvelles pratiques pour sortir du "campisme", c’est à dire la logique des blocs. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Oui, vous mettez le doigt sur quelque chose de très important et qui justement marque la rupture. Les Occidentaux donnent le sentiment de s'entêter dans une politique de blocs à travers l'OTAN. Ce bastion de l'Occident serait paraît-il caractérisé par une communauté de valeurs, de pensée, d'idéologie, d'histoire et de culture. Alors qu’au même moment, on voit hors d'Occident se développer quelque chose d'inédit dans notre contemporanéité, à savoir la fluidité des rapports diplomatiques.
Par rapport au temps de la guerre froide, nous ne sommes plus dans des situations de confrontation de blocs. Il reste un bloc occidental mais il n'y a plus de bloc soviétique. Nous ne sommes plus dans une confrontation d'idéologie comme pendant la guerre froide. Nous ne sommes plus dans ce glacis où s'opposaient deux systèmes qui n'étaient pas interdépendants, alors qu'on voit bien, notamment à travers les questions énergétiques, combien les États et y compris la Russie, sont dépendants les uns des autres.
Durant la guerre froide, on parlait avec une certaine condescendance du tiers-monde pour expliquer que c'était la périphérie de ce qui était le rapport Est-Ouest, le cœur vivant du monde. Aujourd'hui, les pays du monde extra-européens, et notamment les pays afro-asiatiques, sont majoritaires démographiquement et politiquement comme diplomatiquement. Ils jouent désormais un rôle autrement plus important.
Pour illustrer cette nouvelle grammaire des relations internationales, vous prenez des exemples comme la Chine qui est capable de traiter avec d'autres pays, ou encore la Russie capable de renouer avec des puissances avec lesquelles elle était en conflit comme l'Arabie Saoudite et Israël. Comment ces pays font-ils ?
Vous citiez le cas de la Chine, c'est tout à fait exact. La manière dont la Chine établit des relations tous azimuts est impressionnante et singulière. Par exemple, la Chine, dans son histoire, n'a jamais connu d'alliance ou de traité d'alliance. Et lorsque l'on dit que Pékin est l'allié de Moscou, on se trompe. Pékin est fondamentalement inscrit dans la dialectique de ses intérêts propres et impériaux ainsi que de la mondialisation dont elle veut tirer le maximum de bénéfices. Elle n'est pas dans des réseaux d'alliances. Certes, elle appartient à des organisations comme le GATT et l'Organisation de la coopération de Shanghaï, par exemple, mais elle n'est en aucun cas liée par des traités d'alliance de même nature que l'Alliance atlantique.
Regardez également les relations que Poutine entretient avec la Turquie et l’Arabie Saoudite. Avec le Président Erdogan, par exemple, ils sont en désaccord sur à peu près tous les dossiers contemporains (la Syrie, le Caucase, la Libye, l'Ukraine) et pourtant, ils ne cessent de monter des coups diplomatiques ensemble. Regardez de la même manière les relations surprenantes entre la Russie et l'Arabie Saoudite. L’Arabie Saoudite, c'était la quintessence même du petit frère de l'Occident, un allié presque chevillé au corps des Etats-Unis. Et voyez comment, sur le dossier pétrolier, une coopération étonnante s'est établie entre Riyad et Moscou.
Dans cette nouvelle approche des relations internationales, vous mettez le doigt sur au moins trois nouveaux défis : le numérique, le climatique et le risque sanitaire...
Oui, tout à fait. Et ça aussi, c'est quelque chose d'inédit. C'est à dire que si l'on regarde ne serait-ce que les statistiques, ce qui menace le plus l'humanité, ce qui est le plus létal dans l'humanité actuellement, ce ne sont pas les affrontements d'État à État, même si certains demeurent, et le cas ukrainien est là pour le démontrer. Mais ce sont, je dirais, des dysfonctionnements systémiques. Cela veut dire deux choses.
Le premier élément, c'est que ces fléaux contemporains et systémiques sont doublement dangereux. D'une part, parce qu'ils tuent directement et d'autre part, parce qu'ils sont de plus en plus à l'origine des formes nouvelles de conflictualité, comme au Sahel et au Moyen-Orient. Cette insécurité humaine devient une double menace, une menace directe et une menace indirecte par les conflits et les tensions qu'elle crée.
Deuxième élément de grande nouveauté, il faut maintenant apprendre que la sécurité n'est pas tant une affaire de relations bilatérales entre deux ennemis potentiels, que l'affaire d'un dérèglement systémique frappant indistinctement l'ensemble de l'humanité. Elle n'est pas liée à une stratégie mais à un dérèglement. Ce qui implique donc une gouvernance globale de la planète car, sans réponse collective, le risque sanitaire, le risque climatique et le risque alimentaire demeureront et même se renforceront.
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