Depuis l'effondrement du régime d'Al-Assad, la diplomatie internationale s'est empressée de reconnaître les nouveaux dirigeants de la Syrie. L'ambassade de Turquie à Damas a rouvert ses portes après 12 ans de fermeture, tandis que l'Union européenne a rouvert sa représentation à Damas. Des diplomates américains, britanniques et d'autres pays européens se sont rendus sur place, cherchant à rétablir des ambassades.
Une offensive de charme délicate est en cours, menant de grands États, qui ont eux-mêmes précipité la Syrie dans la ruine économique au cours des quatorze dernières années, à évaluer les dirigeants intérimaires et à décider du degré de confiance qu’ils pourraient leur accorder.
Mais si la Syrie doit sortir de la guerre civile et de l'effondrement économique, les puissances régionales comme la Turquie joueront probablement un rôle plus important à long terme.
Un tournant politique pour les dirigeants syriens
Ahmed al Sharaa, qui a repris son nom de naissance, s'est coupé les cheveux et a revêtu un costume occidental pour passer du statut de combattant affilié à Al-Qaïda à celui d'homme d'État et de chef putatif du premier gouvernement post-Assad à Damas.
Les États-Unis ont abandonné la prime de 10 millions de dollars qu'ils avaient placée sur la tête d'Abu Mohammed al-Jolani, le nom de guerre du chef de Hayat Tahrir al Sham (HTS).
Cette évolution ne contredit pas nécessairement une tendance globale, à travers l'histoire.
Nelson Mandela, l'un des hommes d'État les plus emblématiques du XXe siècle, a figuré jusqu'en 2008 sur la liste noire des États-Unis.
Même le Mahatma Gandhi, qui défendait la désobéissance civile non violente en Inde, a été qualifié de terroriste dans un document du Parlement britannique en 1932.
Il est bien trop tôt pour dire quel genre d'homme d'État al-Sharaa deviendra, s'il le devient, mais les dirigeants occidentaux lui accordent pour l'instant le bénéfice du doute. Et la tâche qui l'attend est immense.
Une situation politique complexe
La Syrie reste un pays brisé et divisé, avec une présence terroriste importante du PKK/YPG dans le nord-est et Daesh qui montre les premiers signes de résurgence.
Israël s'est emparé de nouvelles terres sur les hauteurs du Golan depuis la chute d'Al-Assad, il y a une présence militaire américaine résiduelle à l'est, et les bases aériennes et navales russes à l'ouest restent en place dans un premier temps.
Les Nations unies ont appelé les nouveaux dirigeants de la Syrie à organiser des élections libres et équitables, qui serviront de test pour déterminer dans quelle mesure les gouvernements étrangers s'engagent à soutenir la nouvelle administration à long terme.
Il est clair que les dirigeants occidentaux ont des intérêts divergents en Syrie, et celui qui dirigera ce pays devra jongler avec des exigences concurrentes.
Pour les États-Unis, la principale motivation pour renverser Al-Assad était de mettre fin au rôle de la Syrie en tant que voie de transit pour le soutien militaire et autre de l'Iran à des groupes tels que le Hezbollah et le Hamas. Mais l'attaque du 7 octobre 2023 par le Hamas a précipité une campagne génocidaire d'Israël à Gaza et des attaques contre d’autres pays de la région, mettant la politique étrangère américaine au Moyen-Orient en difficulté.
En clair, bien que les Américains soutiennent toujours la sécurité nationale israélienne - y compris sous la présidence de Donald Trump - ce soutien “ à toute épreuve” a mis à l'épreuve les alliances traditionnelles dans la région au cours de l'année écoulée, notamment avec la Turquie et l'Arabie saoudite.
En effet, le rapprochement progressif de l'Arabie saoudite avec l'Iran, facilité par la Chine, ne sera qu'accéléré par l'impunité israélienne soutenue par les États-Unis.
Les États-Unis espèrent qu'un changement de pouvoir en Syrie pourrait offrir à Israël l'espace politique nécessaire pour se retirer de sa campagne militaire. Je reste cependant sceptique quant à la simplicité de ce scénario, tant que Netanyahu est aux commandes.
Les enjeux pour l’Europe
Pour l'Union européenne, le renversement d'Al-Assad pourrait avoir pour conséquence le retour d'un million et demi de réfugiés syriens qui se sont installés dans les pays européens au cours de la dernière décennie.
Quelques heures après l'éviction d'Al-Assad, les gouvernements européens ont annoncé une pause dans le traitement des demandes d'asile des réfugiés syriens.
Il s'agit d'une décision surprenante, vu que la nouvelle administration de Damas n’a pas encore fait ses preuves. Mais elle montre clairement que les décideurs européens misent sur le retour des réfugiés syriens dans leur pays d'origine.
La migration à grande échelle vers l'Europe a alimenté les mouvements politiques d'extrême droite et d'extrême gauche dans plusieurs pays européens, bouleversant l'ordre ancien et provoquant des fissures dans le projet européen lui-même.
Des hommes politiques en Autriche, en Allemagne et en France ont déjà appelé au rapatriement pacifique des migrants syriens.
L'ironie réside dans le fait que l'Europe est confrontée à une grave pénurie de main-d'œuvre dans les secteurs de la santé, des transports, de la construction et des loisirs, pénurie que les réfugiés pourraient contribuer à combler.
L'importance de la Turquie
Lors de sa visite à Ankara le 17 décembre, la présidente de la Commission européenne, Ursula von Der Leyen, a annoncé un financement supplémentaire d'un milliard de dollars à la Turquie pour soutenir les réfugiés. Cette annonce est venue à point nommé pour rappeler que la Turquie accueille de loin, le plus grand nombre de réfugiés en provenance de Syrie, soit environ 3,5 millions.
Alors que les États-Unis, l'Union européenne et le Royaume-Uni se concentrent sur la façon dont une Syrie stable réduira les risques pour eux, la Turquie considère cette transition de pouvoir comme une grande marge de manœuvre pour soutenir la réémergence de la Syrie de manière bénéfique pour la prospérité et la sécurité de la région.
Le retour progressif des réfugiés syriens dans leur pays d'origine contribuerait à alléger l'énorme fardeau qui pèse sur la Turquie depuis plus d'une décennie.
Toutefois, il est loin d'être évident que les Syriens reviendront en grand nombre uniquement parce qu'Al-Assad est parti. Ils se demanderont également s'ils peuvent bénéficier de la même sécurité économique et du même soutien que ceux dont ils bénéficient en Europe ou en Turquie.
La reconstruction économique de la Syrie
L'économie syrienne s'effondre depuis quatorze ans en raison des sanctions américaines et européennes imposées depuis 2011. Ces sanctions s'apparentent à un blocus économique presque total, qui a eu un effet dévastateur. D'un PIB annuel de 252 milliards de dollars en 2010, l'économie syrienne génère aujourd'hui moins de 10 milliards de dollars par an. Selon la Banque mondiale, après avoir été négligeable en 2009, l'extrême pauvreté a atteint 27 % en 2022, tandis que 69 % de la population est considérée comme pauvre. La production industrielle et agricole a chuté, laissant le pays dépendant des importations.
Depuis l'éviction d'Al-Assad, les dirigeants européens et américains ont fait des déclarations timides sur l'allègement des sanctions.
Quiconque formera un gouvernement à long terme à Damas devra s'assurer qu'il peut reconstruire l'économie afin de préserver la stabilité intérieure. La pauvreté absolue et l'inégalité dans la Syrie moderne ne feront que créer un terrain fertile pour les groupes radicaux comme Daesh.
Il serait difficile pour les nouveaux dirigeants syriens de créer les conditions propices au retour des réfugiés tout en restant coupés de l'économie mondiale.
Cette question revêt une importance bien plus grande pour l'Europe que pour les États-Unis, qui ont accueilli un nombre limité de réfugiés syriens.
Les dirigeants européens devraient donc travailler en étroite collaboration avec la future administration Trump pour s'assurer que toute politique d'allègement des sanctions soit étroitement alignée et pour donner aux dirigeants syriens les meilleures chances de relancer l’économie du pays.
Alors que la Syrie émerge lentement d'une ère de sanctions punitives, ce pays devrait concentrer ses efforts sur la reconstruction de son économie afin de recréer une patrie que le peuple syrien souhaite retrouver.
Instinctivement, la nouvelle génération de dirigeants syriens ne verra probablement pas les Américains ou les Européens comme leurs alliés les plus proches dans cette entreprise, en raison de leur rôle dans la réduction de leur pays à la pauvreté et la souffrance économique de millions de personnes, au-delà des brutalités du régime d'Al-Assad.
Compte tenu de sa proximité géographique, de sa position stratégique en tant que membre du G20, de son économie dynamique axée sur les exportations et les investissements, et de son soutien pendant la guerre civile, la Turquie semble plus susceptible d'être la puissance régionale vers laquelle la Syrie pourrait se tourner pour obtenir un soutien au cours de cette importante période de transition.