La classe politique sénégalaise cherche encore à comprendre les motivations profondes qui ont amené le président Macky Sall à reporter la présidentielle, à la veille du lancement de la campagne électorale. Certains experts y voient une stratégie pour se maintenir au pouvoir.
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La décision du parlement sénégalais d’entériner la proposition de loi sur le report de la présidentielle du 25 février au 15 décembre 2024, n’a pas surpris les Sénégalais, la majorité des députés étant acquis au Président Macky Sall.
La loi a été adoptée malgré la tentative de plusieurs députés de l'opposition d’empêcher le vote. D’ailleurs, ces derniers ont été évacués de force par la gendarmerie. Le vote s’est ainsi déroulé en l’absence de l’opposition, avec une majorité de 105 voix favorables, une voix contre sur 165 députés. Le texte dispose aussi que le président Macky Sall reste en fonction jusqu'à l’installation de son mandat.
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Avec un réservoir de 105 voix, alors qu’il n’avait besoin que d’une majorité de 99 voix pour faire adopter le texte, l’étape de l’Assemblée nationale s’est avérée être une simple formalité pour le chef de l’État sénégalais.
Passée la surprise et l’étonnement, la question se pose de savoir quelles sont les véritables motivations d’une décision qui risque d’embraser le pays, comme en mars 2021 et juin 2023 avec des dizaines de morts et des centaines d'arrestations.
Pour des politologues sénégalais, il faut aller au-delà des justifications officielles du report du scrutin, basées sur la question de l'intégrité de deux juges constitutionnels et le conflit entre le parlement et le conseil constitutionnel.
“Une stratégie politique”
D’après Mountaga Diagne, enseignant de sciences politiques à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis, la décision de Macky Sall participe d’une stratégie politique pour se maintenir au pouvoir.
“Au niveau politique, la justification se voit dans les sondages internes du parti au pouvoir, qui avaient montré qu’il y avait une espèce de dissension qui existait au sein de Benno Bokk Yakaar (coalition présidentielle)”, a expliqué à TRT Français le politologue.
Selon des sondages, Amadou Bâ perdrait face au candidat de l’opposition Bassirou Diomaye Faye qui est toujours en détention. “Donc le risque, c'est de voir un candidat de l’opposition remporter la victoire, au détriment du candidat de l’APR. Ce sont des stratégies politiques (...) pour le candidat du président qui n’est pas plébiscité par tous”, a relevé Diagne.
“Cela donne du temps pour convaincre les indécis, pour aussi incriminer le candidat Bassirou Diomaye Faye qui est en prison. Entre-temps, on aurait une décision du tribunal qui lui enlevait la possibilité de se présenter à des élections”, conclut Mountaga Diagne.
Dans le camp du pouvoir, on balaie du revers de la main l’idée selon laquelle le Président Macky Sall manœuvre pour se maintenir.
“Mais, je pense que si le président de la République, Macky Sall voulait se maintenir au pouvoir, il n'allait pas dire qu'il ne se représenterait pas”, s'offusque Abdou Mbow, Président du Groupe Parlementaire Benno Bokk Yaakaar (Majorité) à l'Assemblée nationale du Sénégal.
“Est-ce que quelqu'un qui a eu deux mandats, un de sept ans et un de cinq ans, va essayer de se maintenir au pouvoir juste pour dix mois ? Je pense que c'est insensé”, a poursuivi Mbow.Et d’insister que si “le président voulait se maintenir au pouvoir, on n'allait pas, par exemple, organiser les élections dans la même année. Mais il s'est dit qu'il va lancer un dialogue pour avoir des élections apaisées, inclusives et quand même libres, transparentes et démocratiques. Et tout le monde va se retrouver autour de la table pour échanger afin de revoir le Parlement, de revoir les contestations, les problèmes de la double nationalité et tout ce qu'il y a eu comme critiques postélectorales”.
Toujours est-il que cette décision ne fait pas l’unanimité au sein même du camp de Macky Sall. Samedi, quelques heures après le discours présidentiel, Abdoul Atif Coulibaly, alors ministre Secrétaire général du gouvernement, a remis sa démission au président Macky Sall.
“J'ai envie de retrouver toute ma liberté. Ma liberté de pouvoir exprimer mes opinions, de pouvoir également dire ce que je pense par rapport à ce qui se déroule aujourd’hui dans mon pays, parce que je considère qu’il y a des moments de l’histoire où on ne doit pas se taire, où on ne doit pas respecter la solidarité gouvernementale au point d’être complètement en dehors”, s’est justifié M.Coulibaly, révélant ainsi des dissensions au sein de la coalition présidentielle, Benno Bokk Yaakaar.
Si la rue dakaroise a aussitôt réagi en se transformant en champ de bataille entre manifestants et forces de l’ordre, les opposants se disent déterminés à poursuivre le combat.
“L'Assemblée nationale ne peut pas prolonger le mandat du président Macky Sall. C'est la Constitution qui dit que nul ne peut faire plus de deux mandats consécutifs. Son mandat finit le 2 avril. On n’a pas besoin d'avoir un doctorat de droit pour le savoir”, s’est indignée, avant la décision du parlement, Aminata Touré, ancienne Première-ministre du président Macky Sall, passée depuis dans l’opposition.
L’ancienne cheffe du gouvernement sénégalais a assuré à TRT Français qu’elle saisirait incessamment la justice sénégalaise pour “faire respecter la constitution”.
“Et on va attaquer ce projet devant le Conseil constitutionnel parce qu'il est anticonstitutionnel, comme je vous l'ai expliqué. La Constitution dit clairement que nul ne peut faire plus de deux mandats consécutifs à la tête du pays. Ce n'est pas une loi qui va changer cette disposition”, a ajouté Aminata Touré.
Le président du Groupe Parlementaire Benno Bokk Yaakaar se dit convaincu, quant à lui, de la solidité de la démarche du parlement en ce qui concerne le décalage de la présidentielle. Pour lui, la saisine du Conseil constitutionnel par une partie de l’opposition est vouée à l’échec.“Ils (les opposants, Ndlr) ont toujours attaqué des lois constitutionnelles devant le Conseil concerné. Mais le constituant est le souverain, donc aujourd'hui, c'est une loi qu’on ne peut pas attaquer devant le Conseil constitutionnel. Maintenant, ils peuvent le faire pour de la cosmétique”, a-t-il affirmé.
D’ici le 15 décembre, beaucoup de choses peuvent se passer. Et visiblement le pouvoir a l'intention de faire baisser la tension en dissipant les principaux désaccords.
“Il va falloir qu'on se mette autour d'une table pour être d'accord sur l'essentiel, pour avoir des élections apaisées, pour avoir des élections libres, pour avoir des élections transparentes, pour avoir des élections inclusives”, conclut Abdou Mbow.
En tout cas, l'avenir nous dira si “ les élections inclusives, apaisées et transparentes” dont parle Abdou Mbow, le président du Groupe Parlementaire Benno Bokk Yaakaar ( Majorité) à l'Assemblée nationale, nous ramèneront dans la course électorale des exclus d’hier comme Karim Wade ou encore Ousmane Sonko.