Malgré une augmentation du nombre de personnes se rassemblant en France pour exprimer leur soutien à la Palestine et condamner les attaques israéliennes à Gaza, se solidariser publiquement pour la Palestine reste un défi. Le Conseil d’Etat, la plus haute juridiction administrative française, s’est certes prononcé contre l'interdiction systématique des rassemblements pro-palestiniens décidée par le ministre français de l'Intérieur, mais il n’en reste pas moins que les intimidations à l’adresse de ceux qui dénoncent le génocide à gaza se poursuivent en France…Pour Rafik Chekkat, avocat et intervenant en matière de discriminations et libertés publiques ainsi qu’essayiste, il s’agit d’une “répression” et d’une “punition” d’Etat.
Si le soutien politique de la France à Israël est évident, la répression interne n'est pas explicitement politique, explique-t-il lors d'une conférence “France. Surveiller et punir la solidarité à la Palestine” organisée par le collectif Urgence Palestine Lyon. Concepteur et animateur du projet Islamophobia, il s'interroge sur les raisons de cette répression en France, alors que d'autres pays avec un lobby pro-israélien plus puissant autorisent les rassemblements pro palestiniens.
“La France n’a pas besoin d'aller chercher Israël pour avoir des idées coloniales“
L’avocat rejette d’emblée les notions simplistes de contrôle externe comme les explications usuelles “la France est soumise à Israël, les sionistes contrôlent la France, le pays est soumis à Tel Aviv, l'Assemblée, c'est la Knesset” pour justifier la répression des actes de solidarité à la Palestine.
“Dans toute cette répression, en réalité, se jouent des questions très franco-françaises. Ces arguments il faut les balayer, parce qu’en tant qu’Algérien, c'est un argument que j'ai du mal à entendre parce que la France a une histoire coloniale. On n'a pas besoin d'aller chercher Israël pour avoir des idées coloniales. Il y a un alignement répressif des agendas français et israélien. On retrouve aussi en commun un certain nombre de dispositifs comme les arrestations préventives, les interdictions de manifester et la criminalisation de l'intention”.
Chekkat fait même un parallèle entre l’interdiction du port de l’abaya dans les établissements scolaires et la répression des manifestations pro-palestiniennes. “Il y a un certain type de public et un certain type de population qu'on veut empêcher de s'organiser. C’est la criminalisation d'une certaine forme de subjectivité musulmane”, explique-t-il.
La répression des mouvements se manifeste concrètement par une violation de trois libertés fondamentales : le droit de manifester, la liberté de réunion et la liberté d'expression. Mais comment ?
Un alignement narratif pro-israélien
Pour Chekkat, la clé de toutes les répressions est la circulaire qui exhortait les procureurs à faire preuve de la plus grande sévérité en matière d'antisémitisme et de soutien au terrorisme, émise par le ministre de la Justice Eric Dupond-Moretti, le 10 octobre 2023. Ce texte a été une manière pour l'exécutif, selon lui, d'imposer le narratif israélien.
"La circulaire sert un objectif performatif et normatif. Elle amalgame l'antisémitisme avec le soutien au terrorisme, établissant un cadre idéologique pour le discours public sur les événements du 7 octobre", explique Chekkat. Ce cadrage idéologique restreint non seulement la liberté d'expression publique, mais vise à établir également des mesures strictes contre les rassemblements et les manifestations liés à la cause palestinienne.
L’avocat accuse la circulaire de s'aligner sur le récit israélien, en imposant un cadrage idéologique limitant le discours public et définissant ce qui est permis de dire ou non concernant les événements du 7 octobre. Il souligne l'effet domino, avec les actions judiciaires ultérieures ciblant toute personne soutenant la cause palestinienne partout en France.
Interdiction de manifester
Le premier impact notable a été l'interdiction des manifestations notamment au début de l’attaque israélienne sur Gaza. Les médias, en définissant les événements comme 'Israël contre le Hamas', ont eux aussi indirectement, intentionnellement ou non soutenu les autorités dans la répression des rassemblements de solidarité avec la Palestine. Chekkat rappelle tout de même que ces restrictions ne sont pas nouvelles et datent déjà d’une décennie.
Si l’interdiction ne se justifie pas par une accusation d’apologie au terrorisme ou d’antisémitisme, l'argument utilisé est très souvent “l'importation du conflit en France”. L’avocat ironise : “Quand des réservistes franco-israéliens partent en Israël, des logiciels de reconnaissance faciale sont importés en Israël, quand il y a une aide militaire, économique et politique aux israéliens on n’importe pas le conflit. Il y a bonne importation est une mauvaise importation” ironise l’avocat.
Autre méthode de dissuasion, les amendes ; à Paris, selon la préfecture de police, 1 359 personnes auraient écopé d’une amende de 135 euros pour avoir exprimé leur soutien au peuple palestinien victime des bombardements israéliens pour le seul samedi 28 octobre.
La France a d’ailleurs été épinglée plusieurs fois pour sa gestion des manifestations qui marque une dérive autoritaire. En juin 2023, des experts de l’ONU ont exprimé leur inquiétude face à l’usage excessif de la force lors des manifestations organisées en France contre la réforme des retraites et les projets de méga bassines à Sainte-Soline. La Cour européenne des droits de l'Homme a condamné de son côté la France, en février 2024, pour le recours à une nasse policière lors d'une manifestation en 2010 à Lyon.
Dissolution des associations : une tactique répressive ?
Un autre aspect de la répression étatique souligné par Chekkat est la dissolution d'associations par décision ministérielle. L'avocat explique que bien que cette pratique ne soit pas nouvelle, l'accélération récente des dissolutions, facilitée par la loi sur le séparatisme, perpétue une fausse symétrie politique.
"Cela crée une équivalence trompeuse entre les organisations d'extrême droite et celles axées sur l'antiracisme, l'écologie et l'islam. Cela façonne un récit qui mine la diversité des positions politiques au sein de la société civile", prévient Chekkat ajoutant qu'il n'appartient pas au ministre de la Justice de dire quoi penser du 7 octobre, quoi penser d'un événement politique, quoi penser d'un événement historique”.
Accusation d’apologie terrorisme
Depuis le 7 octobre 2023, de nombreuses personnes ont été poursuivies pour apologie du terrorisme alors qu’elles manifestaient leur soutien aux Palestiniens et ont été soumises à des comparutions immédiates. Selon le ministère de la Justice, 626 procédures ont été lancées à la date du 30 janvier 2024, dont 278 à la suite de saisines du pôle national de lutte contre la haine en ligne. Par exemple, Mohamed Makni, 73 ans, élu municipal à Echirolles, a comparu devant une juge et a dû s’expliquer sur un message posté sur Facebook le 11 octobre 2023 : "Ils s’empressent de qualifier de terroriste ce qui, à nos yeux, est un acte de résistance évident", avait-il écrit.
L’avocat scrute le cadre juridique entourant l'accusation d'apologie du terrorisme, contenu dans la loi Cazeneuve de 2014. Cette loi a un langage ambigu selon l’avocat et son utilisation est abusive pour réprimer la dissidence. "La loi contre l'apologie du terrorisme est mal rédigée”, selon Chekkat, car elle reposerait sur un terme politiquement chargé, 'terrorisme', en faisant une infraction subjective et intrinsèquement politique.
Il conteste également la manière dont les événements du 7 octobre sont traités, soulignant la nature subjective des termes tels que "terrorisme" et "résistance" qui changent de signification en fonction du locuteur.
Chekkat argumente que le contexte historique, en particulier le contexte colonial, est crucial pour comprendre et non justifier les actions et réactions des parties impliquées. Mais “le simple fait de rappeler le contexte colonial est considéré comme étant de l’apologie du terrorisme. Dire “les attaques ont lieu dans un contexte de blocus et de colonisation”, c'est considéré comme une apologie du terrorisme. On se focalise sur le Hamas mais les arguments sur le Hamas ont déjà été utilisés avant. Il ne faut pas nous faire croire qu'on est venu au monde le 7 octobre”.
Un autre exemple illustre son propos. Un homme a été condamné à un an de prison avec sursis par le tribunal correctionnel de Montpellier pour des propos tenus lors d’une manifestation propalestinienne début novembre 2023 : il avait qualifié l’attaque du 7 octobre “d’acte de résistance". Lors de l’audience, il s’était justifié en disant “qu’on ne peut pas parler du 7 octobre sans parler de colonisation"
Lire aussi: En Occident, les artistes pro-palestiniens entre pressions et sanctions professionnelles