Ibrahim Awad, votre famille et vous êtes sous le coup d’une OQTF (Obligation de quitter le territoire) émise en 2023, votre demande d’asile ayant été rejetée. Y-a-t-il eu une évolution depuis ?
Ibrahim Awad : Oui, l’OQTF a été transmise en mai 2023. Depuis, on a fait un recours devant le tribunal administratif de Rennes. Nous étions convoqués le 23 janvier mais nous avons reçu un courrier un jour avant. L’audience a été reportée, sans date pour l’instant… En attendant, nous avons fait une demande de réexamen à l’OFPRA (ndlr : Office français de protection des réfugiés et des apatrides) de notre demande d’asile. C’est la troisième demande puisqu’elle a été refusée deux fois, en 2019 et 2020. Notre recours à la Cour nationale du droit d’asile l’a été aussi…
Par cette OQTF, l’administration vous enjoint, donc, de quitter le territoire pour retourner à Gaza, où vous viviez depuis votre naissance…
I. A: Avec ce qu’il se passe à Gaza, cette demande à l’OFPRA est importante pour nous. Nous espérons que cette troisième demande soit acceptée. Nous y sommes allés le 19 février pour un très long entretien, trois heures pour ma femme, Shaden, et deux pour moi. Nous avons parlé longuement de notre vie en France et à Gaza.
D’ailleurs, vos familles respectives sont restées dans l’enclave. Quelle est la situation pour elles ?
I. A: Les nouvelles ne sont pas bonnes, comme vous savez. Le frère de ma femme a été tué… La maison familiale de mes parents et l’appartement que nous avions construit à Khan Younès ont été bombardés. Récemment, j’ai, aussi, appris que mon frère a été blessé par une balle d’un sniper. Le manque de soins, de nourriture et les bombardements rendent la situation très compliquée et stressante pour eux et pour nous ici. Comme toute la famille vit dans des tentes à Rafah, les connections sont très difficiles.
Si les opérations à Gaza ont franchi un seuil dans l’horreur, vous étiez plutôt heureux à Gaza comme vous dites. Pourquoi en être partis pour la France ?
I. A: Oui… J’étais bien dans ma ville natale. Je suis venu en 2016 avec un visa d’étudiant. J’enseignais la langue française à Khan Younès. J’avais eu l’occasion de venir à Vichy, en France en 2012 grâce à une bourse du consulat français. Plus tard, j’ai validé mon master en France. Ensuite ma femme, Shaden et ma fille aînée sont venues en France en 2018. Comme elle enseigne l’anglais, elle a pu obtenir un visa du consulat. J’ai toujours aimé la culture française. J’ai étudié votre langue à l’université Al Aqsa de Gaza. Mais vous savez, j’avais une vie stable à Gaza, si je peux dire ça car les bombardements étaient déjà constants. Malgré cela, j’aurais préféré y rester, avec mes proches. En tant que père, je voulais que mes enfants vivent dans la paix, loin des traumatismes vécus par la population de Gaza. Je voulais les éloigner de la violence, des bombardements, des drones qui font des bruits horribles le soir.
Alors, partir en France est devenu logique. J’aime bien la France comme peuple, son histoire, la question des droits de l’Homme, ses idéaux. Durant mes études j’ai noué des amitiés depuis des années. Je les ai accueillis chez moi à Gaza. J’étais leur interprète pour leur faire découvrir ma ville natale. Aujourd’hui, la France, c’est mon deuxième pays même si l’administration française ne semble pas vouloir nous accueillir.
Parlez-nous de votre vie en France. Comment vous sentez-vous, justement, dans la société française ?
I. A: Quand j’ai demandé un titre de séjour en 2019, j’avais un dossier complet avec des courriers de recommandations. Les enfants sont scolarisés, ils parlent français comme ma femme qui a un master en langue anglaise. Avec le temps, nous avons développé un bon réseau d’amis, de voisins. Les professeurs de nos enfants nous soutiennent. Notre dossier comporte toutes les pièces qui montrent notre intégration en France, après huit ans en France. C’est ce qui rend la décision de la préfecture encore plus choquante. Cette OQTF, on ne s’attendait pas du tout à ça. Nous voulons juste travailler et faire grandir nos enfants dans un pays en paix. Or, sans renouvellement de titres de séjour, nous sommes bloqués pour travailler, ce qui rend notre quotidien difficile.
Si vous restez en France, quels sont vos projets à vous et votre femme ?
I. A: Vous savez, j’ai raté des promesses d’embauche à cause de ces tracas administratifs. Mais, j’ai un projet d’artisanat, dans le domaine de l’électricité. Je ne peux pas exercer dans l’Éducation nationale sans nationalité française. Je sais rebondir. Ma femme est prête à continuer dans l’enseignement d’anglais.
Comment gère-t-elle la situation ?
I. A: Ce n’est pas facile pour elle. Elle vit dans l’angoisse et la douleur d’avoir perdu un frère qui comptait beaucoup pour elle. Ça ne l'aide pas. Elle est sous le choc. On essaie de préserver nos enfants. On cherche la paix pour nos enfants, les protéger au maximum de là où leurs cousins vivent sous les bombes.
Quel regard portez-vous sur la réponse internationale à ce qui se passe à Gaza ?
I. A: On appelle tous les responsables à être plus solidaires avec la Palestine, avec ce qu’il se passe à Gaza. Et pour ceux qui ont pu sortir de Gaza, on espère au moins qu’ils pourront vivre une vie plus sereine. La France a réussi à sortir quelques familles de Gaza mais moins que d’autres pays… Les pays arabes ne bougent pas. Nous en sommes, aussi, très déçus. La situation est catastrophique. Les bombardements touchent tous les humains, les animaux, les pierres. J’étais choqué de voir les vidéos de ma ville d’enfance. Tout est rasé, il ne reste plus rien. Il faut que le monde pousse Israël à stopper ses frappes, ses massacres… Où sont les droits de l’enfant ? C’est douloureux de voir que le monde vit pendant que des enfants et même deux millions de personnes vivent dans le froid et le dénuement. On n’a jamais vécu une guerre comme ça à Gaza. Il ne reste plus rien.
*Si le sort du couple Awad est suspendu à cette OQTF, la France est dorénavant tenue d’appliquer une directive de l’Union européenne, explique l’Association France Palestine Solidarité (AFPS) qui suit la famille Awad. Fondée sur la protection systématique des Gazaouis, elle est censée accorder l’asile à tous les Gazaouis. D’ailleurs, le 12 février, la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) a accordé l’asile à un ressortissant de Khan Yunès, dans la Bande de Gaza, du fait « du risque réel de subir une menace grave pour sa vie ou sa personne ». Une décision qui devrait faire jurisprudence vu la destruction totale de l’enclave. Selon l’AFPS, les déboutés du droit d’asile, jusqu’ici, étaient dirigés vers la Cisjordanie, zone de renvoi à présent suspendue par l’OPFRA au profit de l’Egypte, notamment. Si la famille Awad reste en attente, le 16 février, la CNDA a ouvert la possibilité à une protection aux Palestiniens de Gaza. Selon elle, le territoire est en proie à « une situation de violence aveugle d’intensité exceptionnelle ».