La couverture du roman « Houaria », d'Inaam Bayoud. (Others)

Jamais un livre n’a suscité une telle controverse en Algérie. Houaria, roman écrit en arabe par l’écrivaine, poétesse et traductrice Inaam Bayoudh, a divisé les internautes algériens durant plusieurs jours. Récipiendaire du prix Assia Djebar du meilleur roman en langue arabe, l’ouvrage a été vilipendé et son auteure jetée à la vindicte populaire, poussant sa maison d’édition, Mim, à fermer ses portes.

Edité en septembre 2023, Houaria est un roman qui retrace la vie de plusieurs personnages vivant dans la ville d’Oran (Ouest) dans les années 1990. C’était la décennie “noire” du terrorisme et l’une des périodes les plus sombres de l’histoire de l’Algérie indépendante. Mais à l’ombre de cette violence aveugle, les Algériens vivaient comme ils le pouvaient. Les uns travaillaient, d’autres vivotaient tandis qu’une petite partie de la société végétait dans les bas-fonds des grandes villes. C’est le cas des personnages de cet ouvrage, dont Houaria.

Vivant de petits boulots et dans un bidonville où pouvaient se mêler la ferveur religieuse au péché, Houaria représente une partie de la société algérienne de l’époque. Puis, faits inavoués dans une société très conservatrice, du moins en façade, il arrivait à la jeune femme de fréquenter des lieux de débauche ou de frôler la prostitution.

Et pour rendre vrai ce discours, Inaam Bayoudh sort souvent de la langue arabe classique pour prêter à certains personnages le dialecte algérien, fait parfois de formules crues, considérées comme vulgaires.

“Le roman raconte avec objectivité, recul, et loin d'une prise de position, l'implication et l'hypocrisie de deux courants politiques et idéologiques (islamiste et communiste) dans le désordre qui a entraîné les Algériens, surtout les populations pauvres des quartiers les plus démunis et défavorisés, dans un bain de sang malheureux et triste”, note la critique Lina Abdelaziz.

Ces quelques passages ont suffi à beaucoup d’internautes, dont la majorité n’a même pas lu le livre, pour condamner l’écrivaine et, pire, le jury du prix Assia Djebar, composé d’éminents universitaires. Certains ont crié au scandale dénonçant “une insulte à la société algérienne”, d’autres comme Amar Guerdoud, directeur d’un site d’information en ligne, ont carrément appelé à la création d’un “comité de censure” pour empêcher ce genre d’ouvrages. Certains sont allés plus loin dans leurs attaques, évoquant, comme c’est de tradition ces derniers temps en Algérie, l’atteinte à la religion.

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Face à la violence des attaques, la maison d’édition Mim (M) a pris une décision radicale : fermer ses portes. “Aux Algériens, aux intellectuels en particulier, aux vrais et faux lecteurs, aux écrivains, aux libraires, aux éditeurs authentiques et aux pseudo-éditeurs, nous annonçons ce jour notre retrait”, note la maison d’édition dans communiqué diffusé sur les réseaux sociaux, avant de fermer toutes ses pages.

“Laissant le chameau avec son fardeau comme nous l’avons toujours fait, nous annonçons que MIM ferme ses portes à partir de ce moment face au vent et face au feu”, ajoute le document avec amertume.

“Les brûleurs de livres”

D’un autre côté, des journalistes, des écrivains et éditeurs ont pris fermement la défense de l’écrivaine et de sa maison d’édition. Dans un texte intitulé “Inaam Bayoudh ou les brûleurs de livres”, l’écrivain et l’éditeur Lazhari Labter écrit : “Je m’arroge le droit de pousser ce coup de gueule car ces incultes ne savent pas que sans la transgression du triangle interdit, sexe, politique et religion, la littérature ne serait pas la littérature mais une oeuvre de bienfaisance de Dame patronnesse”. Pour le journaliste Fayçal Métaoui, ces attaques visent avant tout la femme qu’est Inaam Bayoudh. “On cible aussi la femme. L’auteur et l’éditeur sont des femmes. Si c’était écrit par un homme, on n’aurait pas vu tout ça”, a-t-il dit au site DIA Algérie. “Comment peut-on attaquer ainsi une écrivaine et professeure universitaire de haut niveau, surtout de la part de personnes qui n’ont pas lu le roman, tout comme ils n’ont pas lu les romans de Tahar Ouettar, de Rachid Boudjedra et d’autres œuvres célèbres de la littérature arabe qui contiennent des expressions vulgaires”, a ajouté le critique littéraire.

Mais pourquoi la polémique éclate-t-elle maintenant, alors que le livre est sorti en septembre 2023 ? Selon H’mida Ayachi, journaliste, écrivain et dramaturge, ce sont les "candidats malheureux" au prix Assia-Djebar qui ont déclenché cette controverse pour discréditer le lauréat. Lazhari Labter partage cet avis, mais pense que ce n'est qu'une partie de l'explication. Djawad Rostom Touati, écrivain et journaliste, apporte une perspective différente : "À quelque chose malheur est bon. Je me réjouis de cette polémique car elle permet de pousser les meubles » en d’autres termes, selon Touati, "la controverse permet de soulever des questions et de se confronter à une certaine réalité sociale à travers la littérature."

Le site d’information TSA rapporte que vendredi 19 juillet dernier, le Mouvement de la société pour la paix ( MSP) a appelé “à prendre des mesures fermes contre certaines élites qui menacent les éléments constitutifs de l’identité nationale et visent à promouvoir l’usage d’un langage vulgaire dans des œuvres viles qui ne méritent pas d’être primées”. De son côté, le député d’Oran Al Sid Cheikh Wahid a saisi le Premier ministre algérien, l’appelant à « ouvrir une enquête » et à prendre les mesures adéquates afin de retirer le roman de la vente.

A ce jour, les autorités n'ont pas encore réagi.

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