"La France est un désert médical". Ce sont les mots de la secrétaire d’Etat à l’Organisation territoriale et aux professions de santé, Agnès Firmin Le Bodo. Pénurie de médecins, services d’hôpitaux qui ferment, des mois d’attente pour un rendez-vous : le diagnostic du dossier médical de la France est critique.
87% du territoire est un désert médical et les Français ont de moins en moins de médecins à leur disposition. Mais comment la France en est-elle arrivée là ?
Pas assez d’étudiants formés
Retour en arrière. Tout commence en 1973. Le double choc pétrolier plombe l’économie en France. Avec l’explosion du chômage, un trou s’est créé dans la Sécurité Sociale : au fur et à mesure que le nombre de chômeurs augmentait, les cotisations dans les caisses de la Sécu baissaient. Pour réduire les dépenses de médecine, l’État a décidé de limiter le nombre de médecins en réduisant le nombre d’étudiants admis à entrer en formation. C’est le numerus clausus. Par conséquent, le nombre d’étudiants formés et donc de médecins n’a pas cessé de diminuer jusqu’aux années 2000.
Au tournant de ces années, le gouvernement s’est rendu compte de l’erreur et a augmenté progressivement le numerus clausus, jusqu’à le remplacer en 2020 par le numerus apertus, un quota minimum fixé par chaque faculté de médecine en fonction des besoins du territoire.
Résultat : il est prévu d’augmenter le nombre de médecins de 37% d’ici 2050 au lieu de 23%.
Une vague de retraites fragilise encore plus la situation : les nombreux médecins formés avant le numerus clausus, commencent à prendre leur retraite. Avec le vieillissement de la population, le rallongement de l’espérance de vie et l’explosion des besoins en soins, le nombre de médecins allant à la retraite a dépassé le nombre de médecins entrants. De plus, pour Firmin Le Bodo, "Un médecin qui part en retraite, il en faut 3 pour le remplacer". La raison ? "Le médecin de famille qui travaille 70 heures, ça n’existe plus. Un médecin qui exerce tout seul, ça n’existe plus".
Ainsi, depuis 2012, le nombre de médecins généralistes a chuté de 5,6 %. Si l’Etat a décidé d’augmenter le nombre d’étudiants admis en formation, la crise continuera encore, puisqu’un étudiant admis en médecine ne sera médecin que 10 ans plus tard et pour combler le trou des médecins qui vont à la retraite, il faut au moins 30 ans.
Une inégalité territoriale persistante
En plus d’être peu nombreux, les médecins sont également mal répartis dans le territoire. Il y a plus de médecins par habitant dans certaines régions que d’autres. L’accès aux soins n’est donc pas égal entre une personne en Ile de France et une autre établie au Centre.
Les médecins privilégient logiquement les zones avec une meilleure qualité de vie. Leur inégalité de répartition provient de l’attractivité ou non des villes, observe Valentin, étudiant en 6eme année de médecine à Nancy. "Les jeunes ont tendance à s’installer sur les lieux de vie tout simplement".
Pour Sibel, 23 ans et étudiante en 6eme année de médecine à la même faculté, les conditions d’exercice, notamment de ne pas être isolé professionnellement, sont aussi déterminantes dans le choix d’un lieu de pratique. "Tout ne se limite pas aux médecins, il faut également du paramédical pour assurer la santé des patients, des infirmières, des kinés".
Bilan : il n’y a pas assez de médecins et ils sont mal répartis dans le territoire.
Une dixième année d’étude : "Année d’exploitation"
Existe-t-il des solutions pour soigner le système de santé ? Oui, plusieurs. Le gouvernement a utilisé l’article 49.3 afin de faire adopter le Projet de Loi de Financement de la Sécurité Sociale 2023 (PLFSS 2023). Si la loi est adoptée par le Sénat, il faudra 10 années d’études au lieu de 9 pour devenir médecin généraliste, avec une année en interne dans des zones sous-dotées de médecin. Cette mesure sera-t-elle efficace ? L’idée fait débat.
Pour Valentin et Sibel, ce projet n’a pas de vocation éducative mais constitue plutôt "un moyen de pression pour aller dans les déserts médicaux sans être payé comme un médecin et à faible coût". Feyza, en 9ème année de médecine à la faculté de médecine Jacques Lisfranc de Saint-Étienne, pointe quant à elle la méthode du gouvernement. "Je pense que le projet de loi qui prévoit d’instaurer une dixième année de médecine est vu par les autorités comme la solution immédiate pour pallier les déserts médicaux. Cependant, la façon dont cela est fait (recours à l’article 49.3 , absence de concertation avec les concernés) est vraiment étonnante", estime-t-elle.
Supervision insuffisante et suivi discontinu
Les conditions d’exercice lors de cette année supplémentaire suscitent aussi des appréhensions. Pour les trois étudiants, les terrains de formation ne sont pas en capacité d’accueillir une quatrième année de formation.
Pour gérer une promotion supplémentaire de généralistes, il faudrait doubler l’accueil des médecins or la réalité du terrain est différente. "On manque déjà cruellement de maîtres de stage et nous n’avons aucune assurance concernant l’encadrement que l’interne aura", expliqué Feyza. Un avis partagé par Sibel. "Il y a déjà un manque de formateurs pour les internes. Ajouter une année en plus, là où il n’y a pas de médecins, et dire -vous serez supervisés par des médecins-, ce n’est pas possible" juge-t-elle.
Valentin pense que cette méthode ne sera pas propice pour le patient. "Le problème, c’est le suivi des patients. Une fois sa formation terminée, l’interne va aller dans un autre territoire et ainsi de suite. Il va changer chaque année, et les patients vont donc changer de médecin tous les ans. Le suivi va être complètement haché"
Si cette mise en place peut "décharger la pression sur le coup”, pour Sibel, ce "n’est pas une solution viable à long terme".
D’autres solutions ?
Une autre stratégie, plus contraignante, consiste à restreindre la liberté de choix d’installation du médecin. C’est ce que proposent certains députés avec un exercice de fonction pendant 3 ans en zone difficile. Une suggestion qui provoque un tollé chez les étudiants et les médecins qui estiment qu’après 10 ans d’étude et de sacrifice, ils ont le droit de vivre là où ils veulent.
"Mon lieu de stage change tous les 6 mois pendant 3 ans avec un rythme de travail dense, entre 50 et 70h par semaine. Depuis plus de 2 ans maintenant, je fais plus de 3000km par mois pour me rendre au travail. Donc si possible, je souhaiterais m’installer à proximité de mon domicile. Il est difficile de contraindre un médecin qui a déjà passé une longue partie de son internat à se déplacer, qui entre sur le marché du travail assez tard à 29 ans, de s’installer dans une zone sous-dotée au détriment de sa vie familiale et sociale" prévient Feyza.
"On estime qu’après près de dix ans d’étude et à 30 ans passés, on a un foyer à installer une vie de famille durable à construire. L’installation obligatoire empêche cela. On ne veut pas déménager tous les 3 ans pour combler un déficit qui aurait dû être comblé bien avant. C’est au pied du mur que l’État décide d’agir" confie Valentin.
Sibel propose quant à elle la mise en place de quotas. "Réguler l’installation du médecin pourquoi pas, mais forcer quelqu’un à s’installer non. Il peut y avoir des quotas, par exemple à Nancy si le nombre de cabinets est limité à 30 et il faut aller en périphérie, d’accord, je m’installerai là où il y a de la place. Après 10 ans de sacrifice, j’estime avoir comme tout le monde le droit de faire mes choix de vie et de m'installer là où je veux" affirme-t-elle.
Loyer à 0 euros, pas de charges pendant 10 ans, prime d’activité… : Certaines villes ou département proposent des incitations financières aux médecins pour les attirer dans leur territoire. Ces incitations ont été souvent les premières mesures mises en œuvre pour tenter de corriger les déséquilibres géographiques, elles sont même "nécessaires" pour Sibel, "Ca peut être une solution pour certains puisqu’il faut une contrepartie pour s'y installer."
En attendant la mise en place de solutions sur le court et le long terme, l’accès aux soins se détériore, 10% de la population, soit près de 6 millions de personnes, n’ont pas de médecins traitants.