Pour son interview avec TRT Français, Fadi a choisi un restaurant turc de son quartier de Gennevilliers où il a élu domicile, il y a onze mois, afin de rejoindre l’équipe de basket fauteuil de la ville. Vêtu d’un T-shirt aux couleurs de la Palestine, le quadragénaire, marié et père de trois enfants, semble être un habitué des lieux. Les restaurateurs le saluent et la serveuse retire une chaise pour lui laisser le soin d’installer son fauteuil roulant. C’est en turc que Fadi passe sa commande, avant de répondre à nos questions.
TRT français : Fadi Aldeeb, pouvez-vous nous raconter votre parcours de vie et comment êtes-vous devenu para-athlète professionnel ?
Fadi Aldeeb : Ma vie a commencé dans le quartier de Shuja'iyya, dans la ville de Gaza, dans ses rues, dans ses écoles. J’ai commencé à faire du sport en CM1. Mon professeur de sport m’a appris à jouer au football, au basket, au tennis de table et au volleyball.
Pendant l’intifada des années 2000, on terminait les cours et on allait manifester à la frontière. Je continuais à faire du sport en même temps [longue pause] jusqu’au 4 octobre 2001. Ce vendredi-là, il y avait une manifestation. C’était un rassemblement pacifique comme d’habitude. Et d’un seul coup, il y a eu des tirs de tous les côtés. Je me suis mis à courir. J’ai pris une balle dans le dos. Je suis tombé. On m’a emmené à l’hôpital et sur place, j’ai appris que la balle avait engendré une fracture dans la colonne vertébrale, qu’elle avait touché la moelle épinière et avait provoqué une paralysie de mes membres inférieurs. Al hamdoulilah. Ce n’était pas la fin de la vie, au contraire...
J’ai commencé mes études d’informatique à l’université, tout en pratiquant le sport. Le sport pour moi, c’est la vie. Le sport pour le Gazaoui, c’est la vie. C’est quelque chose d’essentiel dont on ne peut se passer. En tant que joueur de para tennis de table, j’ai remporté le championnat de Gaza plus de trois années consécutives. Mais ce n’était pas suffisant. J’avais encore une énergie que je voulais rassasier.
Depuis 2004, je joue au basket. Mais le basket et les sports collectifs sont des sports trop coûteux pour un pays comme la Palestine. Donc on joue une fois par an, de manière exceptionnelle, dans un esprit amateur parce qu’il faut des moyens financiers, des moyens humains, des moyens logistiques et des équipements. En 2007, à Gaza, j’ai reçu une invitation pour rejoindre l’équipe nationale palestinienne d’athlétisme. J’ai commencé la saison au lancer de poids et au lancer de disque. Le directeur technique croyait en mon potentiel. C’est là que je me suis consacré au lancer de poids et de disque. J’ai remporté six médailles d’or, trois médailles d’argent et deux médailles de bronze.
TRT Français : Vous représentez la Palestine en tant que lanceur de poids aux Jeux Paralympiques de 2024. Que ressentez-vous face à cette responsabilité ?
Fadi Aldeeb : Je suis le seul Palestinien à participer aux Jeux Paralympiques et je suis le seul athlète de Gaza. Mais je ne suis pas vraiment seul, les gens m’envoient des messages, du soutien. Les athlètes à Gaza m’écrivent chaque jour. Ce matin, c’était un entraîneur gazaoui qui me disait : “Allez, champion, on croit en toi”. C’est motivant, beau et fort mais en même temps, c’est une très grande responsabilité. J’ai peur. [Silence] Je suis effrayé à l’idée de décevoir quelqu’un. À ce monde qui bafoue notre humanité et nos droits humains et qui dit que la Palestine n’est pas un pays, je veux dire : “Non, la Palestine existe, que vous le vouliez ou non. Et le drapeau, vous serez obligés de le voir”.
Le sport, c’est essentiel. L’occupation a essayé par tous les moyens de nous faire haïr tout ce que la vie comporte et de nous représenter d’une manière qui ne nous ressemble pas du tout.
Gaza, sa seule bouffée d’oxygène, c’est le sport. Quand on parle de la bande de Gaza assiégée, on parle de 2 300 000 personnes, de plus de 40 clubs qui pratiquent un sport, que ce soit du basket, du football, du tennis de table, de la natation, de l’athlétisme. Nous, jusqu’en 2011, nous étions la deuxième nation arabe dans l’handisport. Mais quand on regarde les conditions d’entraînement, ce n’est en rien comparable aux autres pays. On s’entraînait sur un terrain de sable, dans la cour de récré d’une école où il n’y avait aucun équipement. Souvent, on n’avait pas de poids. On lançait des pierres dont le poids était similaire. La fatigue, l’injustice, l’oppression, on faisait continuellement sortir tout cela dans notre sport. Et on a continué. Ce n’est pas seulement Fadi Aldeeb. À Gaza et dans la bande de Gaza, il y un million de success story, mais il y a besoin de les mettre en lumière. À Gaza, il y a 120 000 porteurs de handicap. Lors de la dernière guerre, pardon, lors du dernier génocide, on a environ 10 000 nouveaux porteurs de handicap. On parle en tout de 130 000 porteurs de handicap.
Israël détruit délibérément tout. Ils font en sorte que tu ne penses qu’à manger et à boire dans le but de nous faire fuir, pour qu’on quitte le pays. Parfois, tu t’entraînes un an, tu travailles sans moyens, et au moment du championnat, tu t’apprêtes à voyager et on te dit : “le poste frontière est fermé”. Qu’est-ce qu’on fait dans ce cas ? On se suicide ? C’est souvent arrivé et les athlètes ont été brisés. Mais il y en a certains qui ont continué.
TRT Français : Vous avez perdu des membres de votre famille depuis octobre 2023. Comment réussissez-vous à vous concentrer et à vous entraîner malgré la situation à Gaza ?
F.A : Si je réponds en tant qu’être humain, je ne vais pas pouvoir contrôler mes émotions. [Silence] On ne parle pas de guerre, mais d’un génocide, d’un holocauste en cours. Et cela fait dix ans que je n’ai pas vu mes frères, mes sœurs, ma famille. On s’accroche toujours à l’espoir dans ces conditions difficiles. On se dit qu’on va bientôt se voir, que les choses vont s’arranger inch’Allah. Mais lors de ce génocide, on doit être le seul peuple qui connaît sa fin : soit handicapé, soit martyr. On croit en Allah, mais ce qui se passe est inimaginable. Il ne s’agit pas du 7 octobre. Il s’agit de 77 ans d’injustice, d’oppression, de souffrance. Cela fait 77 ans qu’ils essaient de nous retirer notre humanité, de nous représenter comme des animaux.
En octobre 2023, notre maison a été attaquée. Aujourd’hui, de mes anciens souvenirs, je n’ai qu’une photo. Le reste est parti avec les albums brûlés. Tout a été effacé. La maison, la rue, les amis, tout. L’immeuble de cinq étages est devenu poussière. Dans ces conditions, sans électricité, sans communication, on arrive à avoir quelqu’un au bout du fil tous les deux, trois jours. Le 6 décembre 2023, j’avais un match. C’est difficile d’aller s’entraîner au vu de la situation, mais on cherche un équilibre. On a bien joué. [Silence] Après avoir terminé, j’ai trouvé quatre appels en absence de mon frère, Alaa. [Silence] J’ai fait comme si de rien n’était. Mais c’était difficile. [Silence]. Le lendemain, j’ai appelé un de mes frères pour avoir des nouvelles. Il m’a dit qu’Alaa était mort. [Silence] Entre l’appel et la découverte de son corps sans vie, il y avait deux heures. Tu te mets à te demander : “Pourquoi faire du sport ? Que voulait-il me raconter ?” Tu te poses mille questions. C’est son destin, mais ce n’est pas facile. On me dit de me reposer, mais c’est impossible. Les chocs se succèdent. Après Alaa, c’était mon cousin, puis d’autres ont suivi. Dans ma famille, 17 personnes ont été tuées. Ce n’est pas ma situation à moi tout seul, c’est la situation de tout le peuple palestinien. Le joueur de tennis de table de l’équipe nationale a été tué. On parle de 400 athlètes devenus martyrs, sans parler de ceux qui sont devenus handicapés.
TRT Français : Quelles sont les plus grandes difficultés que vous avez rencontrées en tant qu’athlète paralympique venant de Gaza ?
F.A : La vie, de manière générale, construit l’homme, tout comme les difficultés et les défis. Mais là, on ne parle pas de défi, c’est un massacre, un génocide, ce sont des crimes. Lors de mon interview avec CNN, quand j’ai parlé de génocide, le journaliste m’a reproché le recours à ce mot. Vous imaginez 25 000 enfants et femmes ont été tués et il s’étonne que j’emploie le mot génocide. Si ce n’est pas un génocide, donnez-moi un autre mot plus précis.
Au final, on est humain, on est athlète, mais on ne vient pas d’une autre planète. On a une famille, des frères, des sœurs, des enfants, des amis. On joue quelques heures en tant qu’athlète, mais le reste des 24 heures, on est humain. En tant qu’athlète, aujourd’hui, pour améliorer l’humeur de l’athlète, on lui apporte des soins, un accompagnement, ça fait partie de l’entraînement. Nous, on n’a ni les soins, ni les bonnes conditions, ni le bon équipement, rien n’est bon. Il y a beaucoup de défis et ils sont grands. Même la responsabilité d’être ici aux Jeux Paralympiques est un défi. Je ne parle pas en mon nom. Je ne joue pas en mon nom. Je parle pour 11 millions de Gazaouis, dont six millions sont à l’étranger. Je joue avec les émotions de 11 millions de personnes. Je porte la voix de plus de 40 000 personnes qui ont été tuées à Gaza. Plus de 100 000 blessés.
TRT Français : Quel message souhaitez-vous envoyer à Gaza et au monde avec votre participation aux Jeux Paralympiques ?
F.A : Gaza, je demande à Dieu de me permettre de transmettre vos voix, vos messages et vos souffrances à ce monde qui voit et qui fait mine d’avoir les yeux fermés, comme si ce qui coulait n’était pas du sang, mais de l’eau. En hissant le drapeau palestinien, je montre que malgré la souffrance, nous, peuple palestinien à Gaza, nous avons des rêves, des ambitions, des objectifs. La seule chose dont nous avons besoin, ce sont les mêmes droits humains que les autres nations. Donnez-nous les mêmes droits et nous ferons de ce monde un monde meilleur. Rendez-nous nos droits, notre terre et notre pays. Nous n’avons besoin de rien d’autre. Défendre la cause palestinienne, c’est défendre avant tout sa propre humanité.
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