Les Gazaouis ont le verbe facile et la voix claire. Est-ce la tragédie qui leur a enseigné l’éloquence ? Je travaillais pour une chaîne de télévision lorsque j’ai demandé à notre collaborateur à Gaza d’enregistrer une série de micro-trottoirs et de me l’envoyer dans un délai serré. Blagueur, le producteur m’avait alors rassuré en disant qu’à Gaza, il suffisait de jeter le micro par la fenêtre, le premier qui le ramassera fera l’affaire. Et il n’était pas loin de la réalité.
La guerre en cours a encore prouvé que le commun des Gazaouis est un “fixeur” potentiel. C’est à travers mes contacts sur les réseaux sociaux que j’obtiens les infos les plus détaillées et les vidéos exclusives. Un seul compte, pourtant, intrigue par son langage hilare et son ton enjoué. Connaissant la personne derrière la page “Haneen Haneen”, je lui demande par quel impénétrable secret les massacres les plus impitoyables de notre ère n’ont-ils pas entaché son âme enjouée ?
“À Gaza, tout discours descriptif direct est devenu rebutant, les gens rechignent à parler politique, personne ne veut plus lire les infos”, a répondu Haneen Hijji, expliquant qu’au point où elle en est, paradoxalement, l'ironie est la seule parole recevable dans le territoire ravagé.
“Mes posts sont éphémères, incisifs et reflètent ma personnalité sarcastique, mais sans amertume”, décrit-elle, se défendant toutefois de toute légèreté : “Ceux qui me connaissent savent que dans la réalité, je suis quelqu’un de plutôt sérieux, un tantinet farceur. J’ai tendance à arborer l’humour comme bouclier devant l'adversité”.
C’est dire que l’ironie n’est pas pour Haneen un mécanisme de défense dicté par la guerre ou un faux-fuyant, c’est plutôt un trait intrinsèque de sa personnalité. “À de nombreuses occasions, j’ai tourné des événements tragiques en dérision, j’ai fait éclater de rire mes proches pendant des funérailles (…). Cela m’attire des ennuis bien entendu. Je me suis trouvée, pas mal de fois, dans des situations inconfortables. Mais en définitive, mon entourage est plutôt reconnaissant pour la bouffée de vie que je leur insuffle”.
Le salut par le rire
Pourtant, ce ne sont pas les débouchés qui manquaient à Haneen. Avec une licence en journalisme et médias, elle a fait ses preuves dans de nombreux titres tout en continuant à poursuivre ses études qui lui ont permis de décrocher un Master de l’université islamique de Gaza en 2018. Ses insertions sur Facebook sont plus une fenêtre sur la société qu’un outil de travail. Chaque jour, elle reçoit, en privé, de nombreux messages d’encouragement, mais aussi des reproches et des critiques motivées non par le contenu de ce qu’elle écrit, mais par la conjoncture que certains considèrent inappropriée.
“Le pays est en ruine, la mort nous encercle de toute part et si tu te mets à rire, les gens vont croire que tu es folle ou insensible”, disent-ils en susbance. Paradoxalement, ceux qui les envoient sont basés pour la plupart à l’extérieur de Gaza, alors que ceux qui sont à l’intérieur, comme Haneen, trouvent ses posts plutôt marrants. “Ton compte est la première chose que je consulte dès que j’ai accès à internet. Tes posts m’amusent et me font oublier momentanément la peur et la mort”, commente l’un de ses amis. “Continue ce que tu fais pour l’amour de Dieu, le monde nous a tourné le dos et il ne reste plus que tes écrits pour nous remonter le moral”, implore un autre.
Peut-être aussi que les gens tolèrent l’ironie tant qu’elle provient de quelqu’un qui est l’un des leurs, qui vit avec eux la tragédie qu’ils endurent. Ils n’auraient probablement pas la même réaction si quelqu’un de l’extérieur raillait leurs malheurs.
Pour le moral des troupes
Le contenu mis à part, ce qui a le plus retenu mon attention c’est le caractère prolixe du compte Haneen Haneen, dont l’animatrice est une mère d’une famille de cinq enfants : une bonne dizaine de publications par jours, des mèmes dernière tendance, des blagues, des comparaisons loufoques, des commentaires inspirés, des vidéos, des images… Il était naturel de demander à Haneen d’où provenait cette quantité considérable de matériel pour quelqu’un qui vit en déplacement forcé depuis des mois et passe la nuit sous des tentes voire à même le sol ? Elle explique que cette réalité cauchemardesque est, justement, une source intarissable de situations absurdes et de retournements poignants entre joie de vivre et génocide impitoyable, un terrain idéal pour les jeux de mots et les figures de style… à Gaza, il n’y a besoin de regarder qu’autour de soi pour relever les traits d’une tragicomédie qui surpasse l’imaginaire des écrivains les plus doués…
“N’oubliez pas que c’est aussi une guerre psychologique que nous mène l’armée de l’occupation, souligne-t-elle. Vous l’auriez remarqué dans les vidéos et trolls qu’ils diffusent sur notre misère. Si je peux amuser la population et relever son moral, j’aurais apporté ma contribution sur ce front”.
Lanceur d’alerte
Il ne s’agit pas que de mèmes drôles et inoffensifs, pour autant. Parfois, Haneen se transforme volontiers en lanceur d’alerte pour dénoncer les vilains. Comme cette fois où elle a initié une campagne contre les détourneurs d’aides humanitaires destinées aux habitants de Gaza en temps de guerre par des individus sans vergogne.
“Mon compte s’est transformé en une véritable plateforme pour les révélations de faits, de dénonciations de personnes impliquées, de commentaires, d’indignation…”, se réjouit-elle.
“J’ai aussi reçu des reproches de milieux qui considèrent que de telles révélations risquent de créer des fractures internes, mais ma réponse est toujours la même : c’est en exposant nos infections au grand jour, en les soignant, qu’on devient plus fort”, plaide Haneen. Au lieu de se laisser intimider, elle se promet de fructifier la qualité de sa liste d’amis qui compte un grand nombre de politiciens, de leaders, d’intellectuels, de journalistes et d’influenceurs, palestiniens et autres, qu’elle se propose d’éclairer sur ce qu’il se passe.
Des hommes qui “voient rouge”
D’autre part, Gaza, elle-même, on a tendance à l’oublier, est partie prenante du Moyen-Orient avec toute sa réalité socio-culturelle et ses pesanteurs historiques. La situation de la femme gazaouie, abstraction faite de l’occupation israélienne, du blocus et de la guerre, inspire à Haneen, qui a mis sa carrière de journaliste en berne pour sa famille, tant de faits insolites. “Nombreux sont mes followers masculins qui m’ont avoué que mes publications sur Facebook ont attiré leur attention sur une absurdité ou un reliquat du passé qui n’a plus raison d’être”, se félicite cette femme au foyer qui, il n’y a pas si longtemps, était reporter de sites électroniques d’information comme al-Yaoum, Nabd al-Khaleej, al-Karama… et de chaînes de télévision locales ou en ligne.
“Une fois, pour l’anecdote, j’ai partagé une publicité pour un vernis affichant quarante-trois nuances de rouge et j’ai demandé à mes abonnés hommes de quelle couleur il s’agissait, ils ont tous répondu que c’était LE rouge. Je leur ai expliqué que les femmes distinguent ici du rouge fraise, écarlate, fushia, vermeil… là où les hommes ne voyaient que du rouge” ! littéralement.
“Faites l’humour, pas la gueule !”
Peut-on se marrer quand on est de Gaza ? La réponse est oui, pour Haneen, mais sans vexer personne. “Nous autres -Palestiniens- sommes dans une situation qui nous dicte de garder la même distance par rapport aux conflits de la région, afin de préserver le soutien et la sympathie des nations qui nous entourent”, rétorque-t-elle faisant référence aux anecdotes maladroites que partagent des “créateurs de contenus” et qui risquent de rompre des tissus de solidarité laborieusement tissés.
C’est ce qui amène Haneen à ne répercuter sur sa page que les attitudes positives et positions honorables, lorsqu’il s’agit de peuples voisins ou de la mouvance pro-palestinienne internationale. “On ne peut pas se permettre le luxe de faire partie des tensions des autres. Créer des inimitiés ne nous avance à rien, la Palestine est une cause qui fédère tout le monde, il faut la garder ainsi”.
Transportée en Égypte pour se faire opérer d’éclats d’obus dans son corps, Haneen et sa famille guettent le ciel et les issues de Gaza, prêts à y retourner.