Vous revenez douze ans après une longue pause, comment va Aya ?
Elle va très bien même si ce n’est pas simple. Je suis ravie de la reprendre en plein militantisme. C’est une jeune femme qui s’émancipe et qui veut toujours faire progresser la condition féminine. Elle continue à vivre avec son temps. En souhaitant cela, elle tient à garder ses valeurs et ses coutumes et c’est ce que j’aime beaucoup dans son personnage. Malgré cette dualité que lui impose la société ivoirienne, elle veut avoir le choix d’aller à l’école, de faire des études, de choisir l’homme qu’elle aime et de dire non à beaucoup de choses. Elle est toujours tolérante. Elle ne condamne pas les autres, ses copines, toutes les personnes qui n’ont pas les mêmes aspirations qu’elle.
Qu’est-ce que cela vous a fait de vous retrouver de nouveau seule avec Aya ?
Elle ne m’a pas beaucoup quitté non plus. Rire. Mais je suis contente de la retrouver. C’était nécessaire pour moi. Pendant ces douze années, j’ai beaucoup partagé mon expérience avec des jeunes en Afrique. J’ai pu former de jeunes scénaristes. Ecrire des séries etc. Quand on travaille comme ça avec beaucoup de gens, il y a toujours certaines personnes qui interviennent dans votre écriture, dans votre imaginaire même, qui vous disent ce qu’il faut écrire etc. J’avais besoin de revenir à mes bases. Je me suis donc retrouvée avec Aya comme à nos débuts. Je voulais raconter une Afrique heureuse.
Votre série est traduite en 15 langues, quelle est celle de Aya dans ce nouveau tome sachant que c’est désormais une jeune adulte ?
Ce qui fait que les histoires d’Aya, qui se déroulent au fin fond d’un quartier en Afrique, parlent aux gens, ce sont les sujets abordés qui parlent à tous : le vivre ensemble, l’intégration, la citoyenneté, l’égalité des chances.
Vous souvenez-vous de vos débuts lorsque vous essayiez de convaincre les éditions françaises, alors que vous en êtes à votre 7ème tome aujourd’hui ?
Je n’ai pas eu à convaincre Gallimard. J’ai eu beaucoup de chance. Je suis rentrée par la grande porte. Au départ, je voulais raconter mon enfance de façon autobiographique avec le personnage d’Akissi. C’était le premier projet, une série pour les plus petits. Clément a eu l’idée de les dessiner. Il m’envoie des dessins et il les envoie à l’éditeur, chez Thierry Laroche. Sauf qu’à l’époque Gallimard ne faisait pas de bande dessinée. Et c’était le moment de la promotion d’une nouvelle collection, mais qui n’était pas destinée aux petits. L’éditeur nous a demandé de faire grandir cette petite Akissi et c’est ainsi qu’Aya est née, sa grande sœur en quelque sorte, sans le côté autobiographique. Je leur ai proposé autre chose avec Aya. La pression est arrivée après le succès du tome 1, quand j’ai reçu le prix d’Angoulême du premier album. Quand je fais Aya, je m’isole pour me concentrer sur elle. C’est ce qui m’est arrivé pour livrer le tome 7, Clément, l’illustrateur était au courant au dernier moment. Je ne pouvais pas "bugger" à récupérer mes personnages. Autrement, je n’aurais pas été prête à reprendre.
L’un des personnages, Innocent, très apprécié du public a beaucoup de problèmes de papiers. Pourquoi avez-vous eu besoin d’en parler ?
Je me suis inspirée d’un enfant qui jouait avec nous quand on était petit et qui était très efféminé. J’aime bien les anti-héros et il m’a inspiré. Je pars de la Côte d’Ivoire et je revois sa famille mais il a dû partir. J’ai moi-même vécu ces histoires de sans papiers. Le fait qu’il soit homosexuel, ce n’est pas ça qui m’intéresse chez Innocent. J’ai surtout mis l’accent sur sa condition sociale et sa trajectoire pour se faire une situation. J’ai voulu exposer comment on pouvait s’en sortir dans ce pays. On se demande comment il va s’en sortir avec son côté candide. Pour moi, c’est un héros.
Vous abordez les problématiques d’immigration depuis au moins les années 1980 ? En faisant évoluer vos personnages, est-ce que ça a changé ?
J’ai l’impression que ce sont toujours les mêmes histoires. Je n’ai pas autant galéré qu’Innocent. Je n’étais pas "expulsable" ni "réguralisable". Je suis arrivée mineure ici. Des familles ici m’ont prise comme leur fille, en plus de ma famille. En parlant des dérives policières, en passant par des revendications estudiantines, les événements tragiques se répètent. La complexité du phénomène est peu mentionnée dans les livres. C’était important pour moi de parler des racines des immigrés. On sait d’où vient Innocent. On sait ce qui l’a emmené en France. Je ne voulais pas faire sourire les gens à toutes les pages. Les arrivées me touchent et me peinent. C’est aberrant ce qu’on entend aujourd’hui . Quand j’étais plus jeune, il y avait moins de discours politiques aussi haineux. Et Aya est là pour rassembler. En Côte d’Ivoire, plus de la moitié de la population vit sous le seuil de pauvreté. La jeunesse africaine ne rêve plus. Aya rappelle que ça se passe d’abord chez nous et qu’il faut faire changer les choses ici.