Le ministre des Affaires sociales, Malek Zahi, a récemment lancé un cri d’alarme en révélant que deux millions d'analphabètes ont été recensés en Tunisie, soit 17,7 % de la population. A titre de comparaison, ce taux est à peine de 1% dans les pays de l’Union européenne.
En outre, entre 60 000 et 100 000 élèves, dont beaucoup sont âgés seulement de 10 à 12 ans, quittent chaque année les bancs de l’école sans aucun diplôme ni qualification, selon le ministère de l'Education. Un constat qui sonne comme un échec pour un pays qui, depuis son indépendance, a misé sur l’éducation, en particulier des femmes, et fait de l’école un modèle d’ascenseur social et de progrès. Jusqu'à la révolution de 2011, l'analphabétisme était en constante régression s’élevant à environ 19%, principalement chez les adultes. Le nombre de jeunes analphabètes est, aujourd’hui, particulièrement alarmant.
Les plus vulnérables touchés
Selon des chiffres de l’Institut national des statistiques, le taux d’analphabétisme a augmenté dans les zones les plus pauvres et rurales atteignant 29,5% dans les campagnes contre 12,9% dans les villes. Les femmes sont particulièrement touchées, avec un taux d'analphabétisme de 25,6 %, soit près du double de celui des hommes (12,8 %), et plus de la moitié des analphabètes se trouve dans les secteurs vitaux de l'agriculture et de la pêche. Sans surprise, ce sont les régions défavorisées rurales de l'intérieur du pays qui sont les plus durement touchées. La triste palme revient à la région du nord-ouest avec 31,6 % à Jendouba et 29,7 % à Siliana. Kasserine (centre-ouest), l’une des régions qui a vu naître la révolution contre le président déchu Ben Ali, vient en seconde position avec un taux de 30,2 % d’analphabètes.
Un manque de moyens pour unique raison ?
Le manque de moyens financiers est souvent pointé du doigt dans les discours officiels et les débats publics comme étant la principale raison de l'abandon scolaire.
Bien que le budget du ministère de l’Éducation soit le plus élevé, représentant environ 15% du budget annuel de l’Etat pour 2024 (soit environ 7,91 milliards de dinars), la quasi-totalité (95%) est absorbée par les salaires des fonctionnaires, au détriment des équipements, des infrastructures et de la modernisation de l’école publique. “L’école tunisienne n’est plus attractive pour les élèves. Si nous parvenons à fournir des services scolaires, tels que le transport, la nourriture et de bonnes conditions sanitaires, surtout dans les écoles rurales, peut-être que nous réussirons à réduire ce phénomène”, argumentait Fethi Sellaouti, ancien ministre de l’Éducation, lors d’une conférence de presse en septembre 2022. Cependant, lorsque l'on donne la parole aux décrocheurs, ces derniers évoquent également des raisons liées au système éducatif lui-même. Parmi celles-ci figurent un enseignement perçu comme dépassé et peu attrayant, les mauvais résultats dus à un manque de soutien ainsi qu'à une perte de confiance dans l’éducation.
Les jeunes évoquent en outre la corruption comme décourageant l’effort, le mérite et le travail. Le constat est brutal pour de nombreux jeunes comme Houssem, serveur de 35 ans dans un café à Tunis et qui a abandonné l'école à l'âge de 16 ans après le décès de son père. Il déplore que “les diplômes ne servent pas à grand-chose. Je connais beaucoup de jeunes qui sont diplômés au chômage ou sont sous-employés avec de maigre salaires. Pour décrocher un bon emploi, il faut avoir des contacts ou payer des pots-de-vin.”
Les écoles privées ont le vent en poupe
Le Forum Tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES) parle ”d'effondrement de l’école publique”. Alors que l’État est en perte de vitesse, ce désengagement a favorisé l’émergence d’un système parallèle privé et coûteux. En effet, de plus en plus de parents, y compris de la classe moyenne, préfèrent désormais inscrire leurs enfants dans les établissements privés. Déçus par la détérioration de l’enseignement public, ils sont attirés par un enseignement plus moderne incluant l’informatique, des langues étrangères dès le plus jeune âge ou encore des activités culturelles.
Houda, employée et mère de deux enfants à Tunis, exprime à TRT Français sa frustration. Si elle est satisfaite de la formation qu’elle a suivie dans l’enseignement public, elle a, aujourd’hui, perdu confiance dans l’État. Un fait qui l'a conduite à inscrire son fils dans une école primaire privée, une décision qu'elle décrit avec amertume. “Je ne suis pas riche mais l’école publique n’est plus ce qu’elle était. Les enseignants sont mal formés, les classes sont surchargées, les méthodes de travail sont obsolètes et les infrastructures sont en mauvais état. Je veux protéger mes enfants et leur assurer un bon environnement”.
Face à une demande croissante, le nombre d’écoles privées a fortement augmenté. L’enseignement privé semble ainsi ne plus jouer un rôle de “seconde chance“ pour ceux qui ne pouvaient être admis dans le public.
Selon une étude publiée par le FTDES, de 2010 à 2020, le nombre d’écoles privées d’enseignement primaire a été presque multiplié par cinq passant de 102 en 2010 à 600 en 2020, soit une évolution de 488%. Tandis que l’effectif des étudiants inscrits dans le privé a été multiplié par trois (+355 %) durant la même période passant de 21 509 à 97 843 étudiants. Les établissements privés sont majoritairement dans le Grand Tunis et les régions côtières aux dépens des régions de l’intérieur reproduisant ainsi les disparités économiques.
L’Etat et la société civile se mobilisent
Pour remédier au fléau du décrochage scolaire, qualifié de “bombe sociale à retardement”, par le quotidien francophone d’État La Presse, l’Etat a mis en place depuis 2019 un programme “d’apprentissage tout au long de la vie” accompagné d'une aide financière aux familles les plus nécessiteuses. Ce programme est soutenu par de nombreux bailleurs de fonds. L’objectif étant de réduire le chômage qui dépasse les 16% (40% chez les jeunes) selon l’Institut National de la Statistique.
Ces “écoles de la deuxième chance” sont réparties à travers la Tunisie et offrent un encadrement pluridisciplinaire. Elles sont axées sur les compétences de base (l’informatique, les mathématiques…) et l’insertion à la vie professionnelle. Malgré une augmentation de 7% du nombre de centres d’apprentissage- 965 en 2023 contre 897 en 2022- et près de 27 000 nouveaux apprenants, le taux d’analphabétisme diminue timidement depuis des années. Face à l'ampleur de la tâche, l'Etat peut compter sur l’appui de la société civile locale (25 000 associations). Les ONG, financées par les bailleurs de fonds internationaux, sont toutefois dans le collimateur de l’État. Le président Kaïs Saïed envisage d’ailleurs de faire adopter un projet de loi pour restreindre leur financement et leurs activités. Il les accuse notamment de servir l’agenda de “puissances étrangères”.