Alors que les alliances mondiales changent et que le fossé transatlantique se creuse, l'UE risque de s'isoler si elle ne renforce pas ses liens avec la Turquie, soutiennent des expertes turques, qui soulignent que la collaboration dans les domaines de l'énergie, du commerce et de la numérisation pourrait renforcer la position géopolitique et l'influence mondiale de l'Europe.
"Si l'UE a un plan stratégique sérieux, il vaut mieux que l'Europe s'associe à la Turquie, a indiqué la professeure associée Suay Nilhan Acikalin, une experte turque en politique étrangère et en leadership politique.
Elles font ainsi remarquer que le rôle pivot de la Turquie dans la région, ainsi que sa position de deuxième puissance militaire de l'OTAN, la rendent indispensable à l'Europe.
"La Turquie contribue de manière significative à la sécurité euro-atlantique. Ignorer ces contributions serait une profonde négligence", a déclaré à TRT World la professeure Aylin Noi de l'université Halic, exhortant l'UE à adopter une stratégie tournée vers l'avenir.
L'importance stratégique de la Turquie pour l'Europe est indéniable, mais ses relations avec l'Union restent entravées par la "cécité stratégique" de l'UE, à cause de questions telles que Chypre qui éclipsent une collaboration plus large.
"L'UE semble faire une fixation sur Chypre, prenant en otage ses relations plus larges avec la Turquie", a regretté Mme Noi.
Cette perspective limitée n’a pas permis d’exploiter le potentiel important de la Turquie dans des domaines tels que la sécurité, le commerce et la diplomatie, alors même que le pays joue un rôle crucial en influençant l'évolution de la situation au Moyen-Orient, en Afrique et au-delà.
La Turquie est au cœur des développements diplomatiques qui ont remodelé la Syrie après la chute du régime de Bashar al Assad.
Le pays a également joué un rôle déterminant dans la résolution des problèmes liés à la migration et à la lutte contre le terrorisme, agissant comme une force stabilisatrice pour l'Europe.
"La Turquie joue un rôle important dans la prévention du terrorisme de Daesh à sa source, dans la lutte contre cette menace et dans l'arrêt de sa propagation en Europe", a expliqué Mme. Noi.
Toutefois, pour réaliser ce potentiel, l'UE doit reconnaître le rôle de la Turquie et s'engager de manière plus constructive. Sans la Turquie, l'Europe risque de perdre un allié clé pour naviguer dans le paysage mondial turbulent, s’accordent à dire les deux expertes.
Approche réactive ou proactive
L'UE a adopté une approche axée sur la crise dans ses relations avec la Turquie, selon Mme. Acikalin. Cette approche a été réactive plutôt que proactive, l'UE se tournant vers la Turquie principalement en temps de crise.
"Au cours des dix dernières années, l'UE a malheureusement développé une perspective de crise à l'égard de la Turquie, en particulier lorsqu'il s'agit de questions telles que la crise migratoire et la sécurité énergétique", a affirmé Mme. Acikalin.
Bien qu'elle ait donné lieu à une collaboration positive, en particulier lors de la crise migratoire, cette perspective limitée et axée sur la crise laisse beaucoup à désirer.
"En fin de compte, l'UE a décidé de travailler avec la Turquie pendant la crise migratoire et la crise énergétique, mais il s'agit d'une perspective limitée", a ajouté Mme. Acikalin, exhortant l'UE à adopter une stratégie plus tournée vers l'avenir.
La Turquie est une plaque tournante énergétique essentielle, abritant des gazoducs en provenance d'Azerbaïdjan, d'Iran, d'Irak et de Russie qui fournissent du gaz à l'Europe via des itinéraires vers la Grèce, la Bulgarie et l'Italie.
Les principaux gazoducs sont TurkStream 2, qui achemine chaque année plus de 15 milliards de mètres cubes de gaz russe sous la mer Noire, et le gazoduc transanatolien (TANAP), qui achemine chaque année près de 10 milliards de mètres cubes de gaz azéri vers l'Europe méridionale. Ces deux gazoducs fonctionnent presque à pleine capacité.
Collaboration et convergence
Malgré les défis, les deux expertes s'accordent à dire qu'il existe d'importantes possibilités d'approfondir la collaboration entre la Turquie et l'UE.
Mme. Acikalin cite dans ce contexte l'énergie, les transports, le commerce et la numérisation comme des domaines clés dans lesquels la Turquie et l'UE pourraient construire un partenariat plus solide et mutuellement bénéfique.
"L'énergie est le secteur le plus important ici", a déclaré Mme. Acikalin, soulignant l'importance des positions géopolitiques de la Turquie sur les routes de l'énergie.
"Le deuxième est le transport et le commerce, qui sont également liés à la sécurité énergétique. Troisièmement, il existe un bon potentiel de collaboration en termes de numérisation."
Ces domaines, s'ils sont exploités efficacement, pourraient aider la Turquie et l'UE à obtenir des avantages économiques et stratégiques significatifs, a-t-elle assuré.
L'interruption de l'approvisionnement en gaz russe a rendu le rôle de la Turquie encore plus crucial. Les pays européens étant à la recherche d'itinéraires énergétiques alternatifs, la position de la Turquie, en tant que plaque tournante fiable pour le transit de l'énergie, est aujourd'hui plus importante que jamais.
"Aujourd'hui, les oléoducs et gazoducs qui traversent la Turquie fournissent de l'énergie à l'Europe, ce qui en fait un partenaire essentiel pour garantir la sécurité énergétique de l'Europe", selon l’experte.
"La Turquie est explicitement mentionnée dans les documents de la stratégie de sécurité de l'UE", a déclaré Mme Noi, soulignant le rôle indispensable d'Ankara dans la diversification des routes énergétiques de l'Europe.
Alliance géopolitique stratégique
Les tensions au sein de l'alliance États-Unis-UE sont vouées à s'aggraver davantage, sachant que le président élu Donald Trump qui s'apprête à prendre ses fonctions a déjà promis des politiques controversées, notamment une proposition d'annexion du Groenland, qui ont déstabilisé les relations avec les membres de l'OTAN et de l'UE, comme le Danemark.
Elon Musk, une influence grandissante dans le cercle de Trump et un décideur politique clé attendu, complique encore davantage les choses en s'immisçant dans la politique européenne.
"Récemment, Elon Musk a mené un programme avec le leader de l'AFD en Allemagne, et lui a déclaré explicitement son soutien en affirmant que ‘l'Allemagne a besoin d'un leader comme vous’", a souligné cette experte.
De telles actions risquent de creuser le fossé entre les États-Unis et l'UE.
À mesure que le fossé transatlantique se creuse, la dépendance de l'UE à l'égard des alliances traditionnelles est remise en question.
"Il semble peu probable qu'un second mandat de Trump s'écarte de cette trajectoire", a estimé Mme Noi pour qui il est nécessaire pour l'UE de recalibrer ses partenariats.
Avec sa position stratégique et la deuxième plus grande armée de l'OTAN, la Turquie a beaucoup plus à offrir, a déclaré l'experte.
"Dans ce contexte, la Turquie devient un partenaire indispensable pour la sécurité européenne", a noté Mme Noi, exhortant l'UE à réévaluer son approche à l'égard d'Ankara dans un contexte de changement des alliances mondiales.
Les deux expertes ont souligné qu'alors que l'UE est confrontée à des défis internes et à des pressions externes croissants, la politique étrangère proactive de la Turquie et son influence mondiale grandissante au Moyen-Orient et en Afrique offrent à l'Europe une opportunité de reconquérir sa position sur la scène mondiale.
"Pour que l'UE puisse poursuivre efficacement ses ambitions plus larges, elle doit trouver un moyen de collaborer avec la Turquie et de faire progresser leur partenariat", a estimé Mme Noi.
Mme Acikalin a abondé dans ce sens, avertissant que l'Europe court le risque d’un isolement croissant si elle renonce à embrasser la Turquie.
"L'UE est en train de s'isoler elle-même", a-t-elle noté. "Elle est devenue un acteur qui ne peut pas contribuer à la paix régionale et mondiale en raison des crises qu'elle a traversées ces derniers temps.
"La Turquie travaille activement à la résolution des problèmes, à l'élimination des environnements de guerre et de conflit, et prend des initiatives significatives pour atteindre ces objectifs", a conclu Mme Noi. "Cette approche proactive offre à la Turquie de nombreux avantages économiques, politiques et sécuritaires.
"Une UE sans la Turquie n'a pas la force géopolitique nécessaire pour devenir une véritable puissance mondiale”, soutient l’experte.