L'affaire des Marocains détenus au Myanmar connaît un dénouement en queue de poisson, mais laisse des questions en suspens. Une vingtaine de jeunes ont été délivrés de l’emprise des trafiquants et rapatriés, quelques uns auraient trouvé le moyen de tromper la vigilance de leurs ravisseurs et ont pu regagner le territoire thaïlandais, d’autres –dont personne ne semble connaître le nombre exact– sont toujours entre les mains de gangs armés dans une zone de non-droit.
Une “coordination” regroupant les familles des détenus au Myanmar affirme que “18 jeunes ont été libérés des camps de détention en Thaïlande, dont six après avoir payé une rançon et 12 autres par l’intervention de soldats et suite aux efforts d’une organisation de défense des droits de l'Homme basée en Thaïlande”. Une déclaration d’un porte-parole des familles, reprise par le site Anfas Press, a confirmé que l’expertise d’une organisation thaïlandaise de lutte contre la traite des êtres humains était décisive dans la libération des détenu marocains. Nulle mention du rôle de la diplomatie marocaine, si ce n’est que ladite organisation a assuré la coordination des efforts entre le gouvernement [thaïlandais], l’ambassade du Maroc à Bangkok et les groupes armés qui contrôlent la région”.
Dans l’antre du diable
C’est aussi par les parents des jeunes disparus que la “China connection” a été mise à l’index après avoir été maintenue sous silence pour épargner la sensibilité de Pékin. Le comité de coordination a publiquement dénoncé l’existence de véritables “camps de torture” entre les mains de résaux chinois de trafic de migrants, allant jusqu’à notifier le ministère marocain des Affaires étrangères à ce propos et organiser un sit-in devant l’ambassade de Chine à Rabat.
Dans une sortie publique, l’ambassadeur du Maroc à Bangkok, Abderrahim Rahali, a fait état de 18 cas confirmés qui ont pu recouvrer la liberté, tout en reconnaissant que “malheureusement, il pourrait y avoir d'autres Marocains, car l'ambassade a appris qu'il y avait d’autres camps de détention dans la même région, chacun contenant de nombreux détenus”.
Les Marocains ne sont, d’ailleurs, pas les seules victimes de ce crime exécrable, relève le diplomate à l’écran de Medi 1 TV, mais “des citoyens de près de 24 pays d'Amérique latine, en particulier du Brésil, d'Afrique, notamment du Kenya, d'Europe, de pays d'Asie du Sud-Est, et même du Myanmar”.
Quant à l'ambiguïté qui a entouré le traitement de cette affaire, M. Rahali a expliqué que “la question a été traitée avec beaucoup de prudence, de discrétion et de précaution, compte tenu de la spécificité de la situation politique et sécuritaire dans cette région d'une part, et pour préserver la sécurité des citoyens présents dans ces centres, d'autant plus que certains d'entre eux ont fait l'objet de représailles une fois que leurs ravisseurs ont eu connaissance de nos tentatives de libération, d’autre part”.
Le temps de réponse et les mesures entreprises étaient dictés par l’inaccessibilité aux camps de détention, situés dans un fief de l’insurrection armée et de trafic d’armes, ce qui a nécessité la collaboration avec différentes parties. “L'ambassade s'est d'abord efforcée de dresser une liste des Marocains présents dans ces centres sur la base des plaintes des familles, (...) la communication avec certaines des victimes dans ces centres se poursuivait via WhatsApp ou par l'intermédiaire d’organisations civiles”, a expliqué l’ambassadeur, louant les “efforts considérables” d’une ONG humanitaire qui “a collaboré étroitement, sérieusement et efficacement avec l'ambassade pour résoudre le problème”.
À l’école du cybercrime
Si l’ambassade parle de dénouement où aucune somme d’argent n’a changé de mains, les proches des détenus affirment que dans de nombreux cas, ils ont dû payer des rançons aux ravisseurs. Youssef, originaire d'Azilal qui a cru décrocher le boulot de ses rêves pour se retrouver dans les griffes du crime organisé, a confié à Aljazeera que sa famille a payé une rançon de 13 000 dollars pour sa libération. Passionné de commerce électronique, un employeur lui a promis monts et merveilles pour l’attirer en Malaisie, puis à Bangkok où il a été transféré sur son “lieu de travail”, loin de la capitale, qui n’était autre qu’un repaire de cyberfraude. Pour avoir refusé de collaborer, il affirme avoir été “physiquement torturé, battu, enfermé, privé de nourriture, attaché par les mains et laissé pendu pendant des jours”. Dans le centre de détention, il a dû croiser 26 Marocains, pour la plupart originaires de Marrakech, mais aussi des détenus originaires d'Inde, du Sri Lanka et de pays africains.
L’ambition et la crédulité ont conduit un autre jeune à subir une expérience similaire. Hamza était déjà confortablement installé dans un pays du Golfe, lorsqu’un ami lui parle d'un emploi en Thaïlande dans le domaine du trading de crypto-monnaies avec un salaire attractif et des conditions confortables. Il ne se doutait guère que l’ami en question s’apprêtait à l’offrir en sacrifice à un gang armé en contrepartie de sa propre liberté. C’est ainsi qu’il est tombé entre les mains d'un réseau de trafic d'êtres humains au Myanmar, où il a passé environ 4 mois dans “un immense complexe sous haute surveillance où des milliers de jeunes hommes de différentes nationalités étaient détenus”. Il doit sa liberté à sa famille qui a dû payer une rançon, et sa survie à sa force de caractère.
De tous les rescapés, Hamza est celui qui a dû souffrir le plus, en effet. Ses compagnons de misère étaient pour la plupart de jeunes asiatiques, mais aussi une quinzaine de Marocains, des Libanais, des Yéménites, des Éthiopiens et d'autres. Tous n’avaient d’autre alternative pour survivre que collaborer, payer une rançon ou leurrer d’autres personnes. La besogne qu’il s’est vu assigner était de se faire passer pour un faux personnage, en utilisant des outils de l'intelligence artificielle, pour escroquer des innocents. Quand il a refusé, à en croire sa déclaration, ses geôliers ont confisqué son téléphone et tous ses effets personnels, l’ont battu, électrocuté et menacé de mort.
Complices ou victimes ?
Les conditions de détention extrêmes compliquent la qualification pénale des actes pour certains cas. Il s’agit des détenus qui ont eux-mêmes contribué à attirer d’autres jeunes dans l’antre de l’esclavage moderne. Ont-ils collaboré de leur propre gré ou sous la contrainte ? Des “détenus” auraient préféré rester dans un camp au Myanmar plutôt que retourner au Maroc par crainte d'être poursuivis pour trafic d'êtres humains. Une enquête judiciaire a été ouverte par le Procureur du Roi à Casablanca après une série de plaintes déposées par des familles qui les accusent d’attirer sciemment des jeunes Marocains dans ces camps “en échange de commissions financières”.
Les efforts devraient se concentrer désormais sur la détermination du nombre et des identités des jeunes Marocains qui se trouvent encore entre les mains d’organisations criminelles, apporter l’assistance juridique et psychologique nécessaire aux rescapés et colmater les brèches qui permettent à ces truands de tendre leurs pièges. Pourquoi des Marocains se distinguent-ils en nombre démesuré en comparaison avec les autres nationalités non-asiatiques ? Les rabatteurs du cybercrime semblent avoir trouvé une “niche” parmi cette catégorie de jeunes habiles avec des ordinateurs et ingénus dans les perversités de la nature humaine. Les questions liées à la cybersécurité se posent avec plus d’acuité auprès des jeunes lauréats obnubilés par le désir de trouver du travail. C’est, aussi, le propre de la jeunesse que de penser que l’herbe est toujours plus verte ailleurs.