“Il y a cinq ans, des millions d’Algériens étaient sortis dans la rue pour réclamer plus de libertés et de démocratie. Aujourd’hui, nous enregistrons un recul dans tous les domaines”, déplore Djamel Baloul, professeur de Droit à l’université de Béjaïa (Kabylie). Comme beaucoup d’Algériens, cet ancien député du Front des forces socialistes (FFS, parti d’opposition le plus ancien) est déçu de la tournure des événements politiques dans son pays, plus de cinq ans après l’avènement du Hirak, le mouvement de protestation qui avait poussé l’ancien président, Abdelaziz Bouteflika, à la démission en avril 2019.
Dans toutes les villes du pays, des centaines de milliers d’Algériens avaient manifesté pour exprimer leur rejet du cinquième mandat qui se profilait pour l’ancien chef de l’État. Les protestataires demandaient également plus de libertés et une justice indépendante. Les manifestations pacifiques avaient fini par déboucher sur la démission du président, le 2 avril 2019, et l’emprisonnement d’une partie des anciens Premiers ministres, membres du gouvernement et des hommes d’affaires proches du régime.
Sous la pression du chef de l’armée de l’époque, le général Ahmed Gaïd Salah, les autorités de transition avaient organisé le 12 décembre une élection présidentielle qui a porté Abdelmadjid Tebboune à la tête de l’État. Une élection contestée par une bonne partie des activistes du Hirak, qui réclamaient soit une période de transition, soit une élection consensuelle. Mais cette parenthèse enchantée a vite été refermée : quelques jours avant l’élection, des activistes, des militants et personnalités en tous genres ont été emprisonnés. Une tendance qui s’est confirmée au cours des mois qui ont suivi la fin de l’année 2019. Jusqu’à présent, le Comité national pour la libération des détenus (CNLD), créé en 2019 pour suivre et défendre les détenus politiques et d’opinion, a recensé plus de 200 prisonniers, arrêtés essentiellement pour des posts sur les réseaux sociaux.
Entre l’exil et la résignation
Parmi les figures du Hirak, beaucoup ont quitté le pays. C’est le cas de Zakaria Hannache. Ce technicien en électrotechnique de 36 ans a participé à toutes les manifestations du mouvement populaire avant de consacrer son énergie, depuis 2021, à recenser les militants détenus “sans arrière-pensées”, aime-t-il à répéter. Il dispose pour chacun d’entre eux d’une véritable fiche avec leur âge, leur profession, le lieu et motif de l’arrestation, le centre de détention, ainsi que les dates des procès et les peines prononcées. Un jour de décembre 2022, il a lui-même été arrêté, accusé de “diffusion de fausses informations sur les réseaux sociaux”. Relâché quelques jours plus tard, il a quitté l’Algérie pour la Tunisie, d’où il s’est envolé pour le Canada, qui lui a accordé le statut de réfugié. Désormais employé d’une ONG, il continue de servir de lanceur d’alerte concernant les détenus d’opinion.
D’autres anciennes figures du Hirak ont choisi de s’investir en politique. C’est le cas de Abdelkrim Zeghileche, 49 ans. Cet ancien dirigeant d’entreprise, qui a passé plusieurs séjours en prison en raison de ses activités, estime que “le Hirak est mort” et qu’il faut “désormais s’investir en politique”. Au lieu de rester dans sa zone de confort, il a préféré intégrer le parti Union pour le changement et le progrès (UCP), une formation moderniste présidée par l’avocate et femme politique Zoubida Assoul. D’autres anciens militants ont choisi de se retirer carrément de la scène. D’autres poursuivent la lutte malgré les pressions des autorités. C’est le cas de Karim Tabbou, une des figures les plus importantes du Hirak, qui fait face à de nombreuses poursuites judiciaires liées à ses prises de positions publiques.
“Le Hirak, c’est moi”
Pour les autorités, le temps n’est plus aux « revendications ». Le président Abdelmadjid Tebboune a même déclaré en 2021 à un journal allemand que le Hirak “c’est moi” et que le temps des manifestations était “révolu”. Selon lui, les revendications du mouvement citoyen de 2019 ont été “toutes satisfaites” à partir du moment où les éléments de “la bande” qui gérait le pays ont été incarcérés. Il s’agit de trois anciens Premiers ministres, de ministres et d’hommes d’affaires qui tournaient dans la “galaxie” Bouteflika et d’autres hauts dignitaires du régime qui ont parfois été condamnés jusqu’à vingt ans de prison pour corruption et abus de pouvoir. C’était là une des revendications des manifestants qui appelaient au jugement des “corrompus”. En plus de cela, le chef de l’État a fait inscrire dans la Constitution le “Hirak béni” comme une étape importante dans l’histoire du pays. Ce qui n’a pas empêché, toutefois, les autorités d’interdire les manifestations – une seule en soutien à la Palestine a été organisée en octobre 2023.
Pour beaucoup de militants et d’observateurs, l’échec du Hirak est dû au fait qu’il n’a pas été organisé, les Algériens se contentant de descendre dans les rues chaque semaine. Pour d’autres, comme le professeur des sciences politiques à l’université de Sétif (Est), Mounir Issaadi, la disparition de ce mouvement populaire est “lié au refus d’associer les partis politiques” à l’action citoyenne. “Une fois les revendications exprimées, dit-il à TRT Français, il fallait laisser les partis politiques donner un prolongement politique à cet élan citoyen. Or, les partis ont été rejetés et les revendications des Algériens n’ont pas pu avoir de concrétisation concrète”.