Le Qatar se voit attaqué, de plusieurs points de vue, sur le fondement de nombreux griefs. Les conditions de travail, considérées comme peu dignes imposées aux ouvriers des chantiers, est l’un des tout premiers. Une deuxième récrimination concerne les morts et un journal britannique de réputation, The Guardian, a publié des chiffres, paraissant significatifs, qui ont servi à émouvoir l’opinion publique. Une troisième doléance, peut-être la plus significative, concerne les droits des homosexuels. Un quatrième motif de plainte serait la corruption qui aurait présidé à l’attribution de la Coupe du monde au Qatar. Enfin les conséquences écologiques désastreuses de l’événement viennent décorer cette couronne d’épines que l’on place volontiers sur la tête du Qatar. Par voie de conséquence, des appels au boycott ont été lancés, avec un certain écho médiatique, et nombre de métropoles européennes ont, d’ores et déjà, décidé de ne pas prévoir de "fan zones" pour les aficionados du football. Remarquons incidemment que les partisans du boycott seraient bien avisés d’être conséquents avec eux-mêmes. Il serait peu efficient de boycotter le Qatar sur le plan sportif si l’on n’étend pas cette sanction aux domaines économique, culturel et politique.
Ces controverses plus ou moins enflammées, plus ou moins intéressées ont, n’en déplaise à leurs promoteurs, quelque chose de très européano-européen. Ceux qui élèvent des objections, formulent des critiques, lancent des accusations, tancent le Qatar et le menacent de boycott, ne s’avisent pas que ces attaques médiatiques et politiques n’émeuvent pas grand monde hors d’Europe. Bien que l’Argentine, par exemple, ait été l’un des pionniers en matière de droits accordés aux homosexuels, aucune idée de boycott n’y fuse et nul n’imagine les Argentins s’abstenant de suivre les matchs de leur sport fétiche. Au reste, les Japonais ne se sentent nullement touchés par cette campagne médiatique qui n’a revêtu cette véhémence qu’en terres européennes. Pour sa part, le président algérien Abdelmadjid Tebboune a pris fait et cause pour le Qatar. En Europe même, des voix s’élèvent, peu entendues certes, mais elles existent, pour se démarquer de cette campagne ou pour y introduire des nuances. Philippe Folliot, sénateur du Tarn, par exemple, s’est adressé à ses compatriotes, dans les colonnes du magazine Marianne, en ces termes : "Les Français n’ont pas à boycotter la Coupe du monde au Qatar en 2022". En Allemagne, M. Sigmar Gabriel, l’ex-ministre des Affaires étrangères, a pris ses distances par rapport à la manière dont le gouvernement allemand traite le Qatar. Le géopoliticien Pascal Boniface a rappelé quelques vérités : "C’est la première fois que l’on parle de morts sur les chantiers. Avant il y a eu d’autres morts sur les chantiers de la Coupe du monde sans qu’on en parle". Le magazine allemand Der Spiegel a conclu, au terme d’une enquête, que la fédération allemande de football aurait "acheté" l’organisation du mondial chez elle en 2006 pour 6,7 millions d’euros. Les faits se sont, du reste, révélés assez graves pour justifier l’ouverture d’une procédure judiciaire et, sauf erreur de ma part, je n’ai pas souvenir que cela ait déclenché une campagne médiatique à retombées mondiales.
Le chiffre des morts, lancé par The Guardian, a ému à juste titre l’opinion. Il a été repris dans toutes sortes d’organes de presse d’innombrables fois et la répétition d’un chiffre aussi élevé dans ces conditions a fait très vite office de vérité. Or, si l’on y regarde de plus près, le chiffre avancé par le journal anglais n’est qu’une estimation qui vaut ce qu’elle vaut, nullement une certitude. En l’absence de toute preuve indubitable, irréfutable, le Qatar aura beau jeu de répondre qu’il ne s’agit là que d’allégations et c’est d’ailleurs ce que les responsables et les dirigeants qataris ont répondu. M. Tamim al Hamad al Thani est même allé plus loin : "Même aujourd’hui, a-t-il déclaré, nombre de personnes ne peuvent accepter l’idée qu’un pays arabe et musulman puisse organiser une Coupe du monde". Un argument qui trouve un large écho dans le monde arabe, très sensible à l’hostilité qu’il estime régner à son endroit en Occident.
Reste qu’il existe des faits massifs : on ne saurait nier que la montée de la xénophobie en Europe est hélas bien réelle, et que les sociétés européennes, celles qui étaient autrefois rangées parmi les plus tolérantes, ont depuis glissé dans l’intolérance. L’Europe s’est fermée aux étrangers et rien ne le montre mieux que l’histoire de ce bateau que l’Italie, pays fondateur de l’UE, a refusé d’accueillir. Faut-il de surcroît rappeler qu’en France plus de 13 millions de votants ont plébiscité Marine Le Pen aux dernières élections présidentielles, qu’il y a 90 députés, à l’Assemblée nationale, une première depuis 1986 où ils n’étaient qu’une trentaine. Enfin, à la chambre des députés, un élu de la République a été l’objet de déclarations jugées racistes. Ce qu’on entendait dans les tavernes est devenu dicible au sommet des institutions françaises. Mme Elisabeth Borne, Première ministre, a cru nécessaire d’assurer que "le racisme n’a pas sa place dans notre démocratie" et, du reste, le député G. de Fournas, auteur de la formule jugée raciste, a écopé d’une sanction "la plus sévère", selon la présidente de l’Assemblée nationale, sanction qui n’a été infligée qu’une seule fois depuis 1958. "Le libre débat démocratique ne saurait tout permettre, certainement pas l’invective, l’insulte, certainement pas le racisme", a cru bon déclarer Mme Braun-Pivet. Il n’est pas sûr que cela suffise à endiguer ce qui semble prendre la forme d’une lame de fond.
Ceux qui reprochent au Qatar d’avoir traité de manière inhumaine les ouvriers qui travaillaient à élever ces stades ne voient pas qu’ils prêtent à rire. Non que l’argument n’ait quelque validité, mais enfin l’inconséquence de ces gens-là étonne. Ces Africains, ces Asiatiques dont on déplore si pathétiquement la mort sur les chantiers du Qatar, mais ce sont les frères de ceux à qui l’Europe ferme ses portes ; ce sont les semblables de ceux qui, tous les jours, dans les villes de l’Europe se voient insultés, stigmatisés, rejetés, exclus du travail en raison de leur couleur de peau et de la consonance de leurs noms. Demander des comptes au Qatar, oui mais seulement lorsque nous aurons pris fait et cause pour ces malheureux parias qui peuplent nos rues, nos villes et nos banlieues, lorsque nous aurons extirpé les discriminations ravageuses qui saccagent tant de vies humaines. Nous aurions été plus conséquents et plus crédibles si nous avions lutté contre ce racisme qui gangrène nos sociétés et dresse les gens les uns contre les autres dans des divisions qui sont autant de diversions.
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