La porte du camp Delta est visible à la base navale de Guantanamo Bay / Photo: Reuters (Reuters)

Le 11 janvier 2002, 20 détenus faisaient leur entrée dans le camp “X-Ray” de la base navale américaine de Guantánamo Bay. Raflés au Pakistan et en Afghanistan à la suite de l’invasion militaire de ce dernier par une coalition de l’OTAN, des centaines d’autres hommes les rejoindront les mois suivants. Refusant de reconnaitre le statut de prisonnier aux détenus et considérant que les conventions de Genève n’avaient pas à s’appliquer sur la base, le gouvernement américain s’accordait un blanc-seeing autorisant les pires barbaries. Toute future condamnation judiciaire se voyait convenablement neutralisée. Un long cauchemar d’isolement et de tortures débutait alors pour 780 musulmans innocents. Tabassages, waterboarding [torture par l’eau], alimentation forcée, profanation du Coran, les sévices physiques et psychologiques ne se comptent pas. Certains y trouveront la mort dans des conditions suspectes, suggérant que la torture ait pu parfois laisser place au meurtre.

Aujourd’hui, 30 détenus demeurent enfermés dans ces geôles militaires. Pour les autres, leur absence du camp n’est pas nécessairement synonyme de liberté. Tristement, il s’agit plutôt de transferts vers un isolement à ciel ouvert. Souvent déplacés dans des pays auxquels ils sont parfaitement étrangers, astreints à des conditions administratives les empêchant de retrouver leurs familles, leur épreuve se maintient sous une forme moins brutale certes, mais plus insidieuse.

22 ans après l’arrivée des premiers détenus “Gitmo” n’est toujours pas un chapitre clos, une plaie cicatrisée du vingt-et-unième siècle. Afin que cette sombre histoire finisse enfin de s’écrire, il est urgent de saisir les causes de son existence. Trop souvent, Guantánamo et l’ensemble de la guerre contre la Terreur sont narrés comme un récit exclusivement américain. Si les Etats-Unis sont bel et bien les coupables principaux, il est plus juste de dénoncer l’ordre libéral dans son ensemble comme fautif. Le camp n’est pas qu’une affaire américaine dépourvue de racines. Il s’agit d’une manifestation de déshumanisation libérale s’inscrivant dans une généalogie coloniale et islamophobe. Chaque Etat partie de cet ordre a joué une partition singulière inspirée par une expérience répressive propre. Le rôle de tout un chacun, notamment celui de la France, demeure largement inconnu empêchant dès lors la reconnaissance de leur responsabilité.

De fait, elle refusera l’invasion de l'Irak, toutefois la république s’investira en Afghanistan et s’efforcera d’éviter toute condamnation institutionnelle de Guantánamo. Plus encore, son expertise coloniale et sa tradition orientaliste islamophobe serviront d’influences décisives.

Camps et torture: de l’Algérie coloniale à Guantánamo

Des camps furent établis en Algérie dès le début de la conquête afin de punir les opposants politiques à la présence française. Ils subsisteront pendant l’ensemble de l’ère coloniale. Pendant la guerre de libération, les autorités y auront recours afin d’entraver l’effort de résistance. Dans les camps dit “d’hébergements”, les ennemis de la république occupante seront torturés afin d’obtenir des informations sur le FLN. Remarquablement, à l’instar de Guantánamo, les Algériens arrêtés à partir de 1958 ne seront pas considérés comme “prisonniers de guerre”, le général Salan refusant d’appliquer les conventions de Genève. La France, comme les Etats-Unis après elle, s’accordait un effroyable blanc-seeing.

Cette période belliqueuse est déterminante. Si les exemples mentionnés décrivent des similitudes troublantes, elles ne permettent pas à elles seules de démontrer l’existence d’une généalogie. Celle-ci apparaît clairement par le transvasement de l’expertise contre-insurrectionnelle française vers les Etats-Unis à la suite du conflit décolonial.

C’est, en effet, là que deux militaires engagés en Algérie, Roger Trinquier et David Galula, formuleront les principales thèses de la “contre-insurrection” à la française. Dans La Guerre Moderne publié en 1961, Trinquier décrit la torture et le refus d’appliquer les “lois de la guerre” comme des réponses justes et légitimes face à l’emploi de l’arme du “terrorisme” par des insurgés dissimulés au sein de population civile :

“Mais il (l’insurgé) faut qu’il sache qu’il ne sera pas traité comme un criminel ordinaire, ni comme un prisonnier fait sur un champ de bataille. (...) S’il donne sans difficulté les renseignements demandés, l’interrogatoire sera rapidement terminé ; sinon, des spécialistes devront, par tous les moyens, lui arracher son secret. Il devra alors, comme le soldat, affronter la souffrance et peut-être la mort qu’il a évitée jusqu’alors.”

Dans Pacification et Contre-Insurrection, Galula mentionnera l’expérience des camps sans les condamner, relativisant même les actes de torture. Il justifiera lui aussi l’emploi de la brutalité à l’encontre des insurgés en faisant fi des normes régissant les conflits armés :

“La nécessité d’éliminer les agents politiques de l’insurrection dans la population est évidente.”

“Si le loyaliste veut hâter la fin de la guerre, il doit ignorer certains des concepts juridiques applicables dans des conditions ordinaires.”

L’approche couplée de ces théories promeut l’isolement et la torture d’ennemis politiques supposés comme des nécessités absolues ; le droit de la guerre demeurant bien sûr silencieux. Or, cette doctrine sera découverte et appréciée outre-atlantique, tôt. La Guerre Moderne sera traduit en anglais dès 1963 par l’armée américaine ; les théories de Galula seront adoubées dès 1962 par des hauts gradés américains - entre autres le général Lansdale et son adjoint R.Philips, qui officieront au Vietnam - et Pacification sera publié par le think tank Rand, conseiller du gouvernement américain en matière de défense, en 1963.

La transmission des thèses françaises contribuera à la genèse de la pratique contre-insurrectionnelle américaine. Au Vietnam déjà, l’armée états-unienne appliquera ces idées, “réinventant” ce que les Français avaient pratiqué en Algérie. Comme un symbole de cette filiation macabre, les officiers américains tortureront les résistants vietnamiens dans les mêmes “cages de tigre” - qu’ils agrandiront d’ailleurs - employées au même effet par l’armée française lors de la guerre d’Indochine. Après 2001, ce savoir sera appliqué de nouveau. En guise de reconnaissance officielle de cette influence, Trinquier et Galula seront cités comme références majeures - des “classics” - du manuel contre-insurrectionnel américain rédigé à la demande du général Petraeus officiant en Irak. Le général affirmera même que “la pensée” de Galula était “la principale source” dudit manuel.

Les racines françaises d’une islamophobie américaine

Ce qui a permis l’horreur française d’abord, et américaine ensuite, est un esprit islamophobe, un “régime de vérité” tributaire de la tradition orientaliste française. Ce régime se fonde sur des représentations islamophobes déshumanisant le musulman, décrit comme un “ennemi mortel” devant être combattu par tous les moyens. Enraciné dans l’ère médiévale, il se développera intensément pendant la colonisation. Les pratiques coloniales françaises - y compris les camps - seront légitimées par ces représentations anxiogènes nourries par plusieurs générations d’intellectuels et d’hommes politiques. Dans une conférence donnée en 1883, l’orientaliste Ernest Renan avancera par exemple que la “terreur religieuse et l’hypocrisie” régnaient lorsque “l’islam disposait de masses ardemment croyantes”. Le politicien Camille Sabatier dénoncera “dans tout adepte du Coran, quel qu’il soit”, “l’étoffe d’un révolté.”

Cette tradition orientaliste islamophobe sera reprise aux Etats-Unis, notamment par Bernard Lewis. Sa thèse principale sera énoncée dans l’article “Les racines de la colère musulmane” où il cherchera à dépolitiser l’opposition musulmane à l’Occident en l’attribuant à une colère quasi-irrationnelle dûe à un ressentiment civilisationnel injustifié.

Essentiellement inférieur et dangereux : de la France coloniale aux Etats-Unis, de Renan à Lewis, la figure du musulman est dépeinte de la même manière. L’influence de l’orientaliste anglo-américain sur la politique américaine post-11 septembre fût reconnue par Bush lui-même et se matérialisera par des invasions et des pratiques déshumanisantes dont Guantánamo est le sinistre emblème. L’esprit traversant la guerre contre la Terreur est ainsi issu d’une tradition ancienne capable de créer une distance empathique telle que la nécessité, encore plus que la possibilité, de la violence débridée.

Dans la préface de l’édition française du Pacification de Galula, le général Petraeus - s’inscrira explicitement dans cette généalogie coloniale et islamophobe :

“On ne maîtrise généralement les fanatiques religieux qu’en les emprisonnant ou en les tuant.”

22 ans après son ouverture, Guantánamo et son monde ne seront dépassés qu’une fois cet esprit éradiqué des consciences.

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