Il ne s'agit pas d'une rupture, plutôt d'une évolution. Mais le frémissement est notable. Si des sportifs comme Zidane ou Lilian Thuram par exemple avaient déjà pris position lors des campagnes précédentes en 2002 ou 2017, appelant à voter contre Jean-Marie Le Pen la première fois et sa fille la deuxième, les sportifs, et particulièrement les footballeurs, s'invitent rarement sur la scène politique intérieure.
Gênés aux entournures
"En terme de politique intérieure, ils sont toujours un peu gênés aux entournures", explique Jean-Baptiste Guégan, géopolitologue du sport, co-auteur du livre "La République du foot". "Le souci du "statement" politique c'est que derrière cela affecte les institutions pour lesquels vous travaillez", relève-t-il.
Là, une cinquantaine de sportifs dont certains en activité comme Nikola Karabatic (handball), Dimitri Payet (football) ou Antoine Dupont (rugby), a franchi le Rubicon en signant une tribune parue récemment dans la presse appelant à faire barrage à l'extrême-droite.
Un appel suivi d'une tribune émanant du Comité national olympique du sport français (CNOSF), signée par une majorité de dirigeants, dont Jean-Michel Aulas, le patron de l'OL, et d'un rassemblement mardi à l'Institut du judo à Paris réunissant une dizaine de sportifs et plusieurs dirigeants.
"Cela s'inscrit dans un contexte où les sportifs se positionnent depuis peu face à des questions éthiques, alors qu'avant ils ne le faisaient pas ou peu", analyse Jean-Daniel Lévy, directeur délégué de l'institut de sondage Harris-Interactive.
Des joueurs de l'équipe de France de football, dont Kylian Mbappé et Antoine Griezmann ont par exemple dénoncé des violences policières après l'agression d'un producteur de musique en novembre 2020.
Une tendance donc, qui en est toutefois à ses balbutiements.
"Auparavant, l'idée que sport et politique n'avaient rien à faire ensemble dominait dans la société (...). Ce phénomène s'estompe lentement", estime Estelle E. Brun, chercheuse associée en géopolitique du sport à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), dans une interview parue dans le Monde.
"Ce que je constate c'est qu'il y a de plus en plus de sportifs engagés, et ça c'est plutôt bien", se réjouit Béatrice Barbusse, maître de conférence en sociologie à Paris Est-Créteil, secrétaire générale de la fédération de handball (FFH). "Les sportifs sont des citoyens comme les autres, à la hauteur d'un artiste, d'un universitaire", estime-t-elle.
Ces prises de position sont pourtant diversement appréciées, certains estimant que les sportifs sortent de leur cadre attitré en se positionnant de la sorte. La judokate et championne olympique Clarisse Agbégnénou a d'ailleurs dû se défendre sur Twitter après avoir signé la tribune en expliquant ne pas être une militante "d'un quelconque parti politique".
"Je suis un peu gêné par ces prises de position", assume Thibaud Leplat, philosophe spécialiste de football.
Il faut parler à tout le monde
"En 2002 c’était exceptionnel donc légitime que les sportifs, comme Zidane, sortent de leur réserve pour (appeler à) voter Chirac. Là ça l'est moins, le RN fait partie du débat public dorénavant", analyse-t-il. "Vous ne pouvez pas vous indigner à chaque élection. Ca dilue l'impact, voire même peut provoquer le contraire" de ce qui est recherché.
Ces prises de position mettent en relief le silence -pour l'instant- des autres stars du sport français comme Kylian Mbappé, Karim Benzema ou Teddy Riner, et plus globalement des joueurs de l'équipe de France de football. Une méfiance qui peut avoir plusieurs raisons.
L'image consensuelle et populaire de Mbappé par exemple peut-elle s’accommoder d'une prise de position qui pourrait être mal prise par les électeurs de Marine Le Pen?
"Le coût d'opportunité d’une prise de position est plus important maintenant. Le foot est un sport populaire, il faut être capable de parler à tout le monde", pointe Thibaud Leplat. "Les institutions sont aussi assez mal à l'aise avec le fait que leurs sportifs se positionnent", ajoute Jean-Baptiste Guégan.