Cinq minutes. C’est ce que vaut le sort des habitants de Gaza.
Le média Arrêt sur images a scruté les journaux télévisés de TF1 et de France 2 pendant 10 jours. Sur une trentaine d’heures d’antenne et 46 JT, les civils de Gaza ont occupé cinq minutes des contenus sur France 2. Uniquement. Un constat qui pourrait s’appuyer sur la liberté éditoriale. Après tout, les sujets éditoriaux relèvent de choix opérés en adéquation avec sa cible.
Également cité par Arrêt sur images, le travail de Célia Chirol, animatrice d’un blog A la télévision sur ma télévision, dans lequel la doctorante en sociologie des médias note que seul le journal de M6 a «parlé des bombardements de Rafah» en «sept secondes», le 8 février courant.
France 2 emboîtera le pas à la chaîne privée, le 10 février, en abordant les protestations découlant du projet d’attaques de Rafah (ville de l’extrême-sud de Gaza) puis, le 13 février, le cas de Hind Rajab, 6 ans. La petite avait fui avec ses parents les combats à Gaza dès le début du mois de février. Frappée par des tirs israéliens, les parents seront abattus. Alors coincée dans la voiture, au milieu des cadavres, la petite avait joint le Croissant-Rouge, l’implorant de venir la secourir. En vain. La diffusion de l’appel, enregistré par l’ONG, avait suscité une vague de dénonciations mondiales. Un récit poignant mais un récit de guerre, matériau précieux de documentation journalistique, pour lequel France 2 aura consacré quelques minutes. Tout au plus.
Même constat lors de l’audience à la Cour internationale de Justice, du 11 janvier dernier. La plainte de l’Afrique du Sud contre Israël pour génocide a suscité un engouement mondial. En France, aucune chaîne d’information, habituellement friande de flash spéciaux, n’a jugé utile de diffuser un live de la séance historique, largement passée sous silence. Contrairement à celle du 12 janvier durant laquelle Israël a opposé sa défense aux accusations de l’Afrique du Sud.
Quelles conclusions tirer, alors, de la façon dont les médias de masse français - télévisuels essentiellement- racontent la situation et le sort des civils à Gaza ? La première concerne l’audience de ces journaux. Entre TF1 et France 2, le nombre de téléspectateurs affleure les 10 millions chaque soir. Si l’on élargit le spectre aux autres JT, on est à 20 millions et autant de «mal-informés» ou même désinformés.
Un chiffre mirobolant et parlant. Les réseaux sociaux n’ont pas aboli le sacro-saint rituel du 20 heures. D’abord, parce qu’il reste un facteur de lien social important surtout au sein des classes populaires. Ensuite, parce que le 20 heures résiste, et c’est une surprise, au règne des réseaux sociaux. Le baromètre annuel de La Croix de la confiance des Français dans les médias en atteste. Paru en novembre dernier, on y apprend que les journaux télévisés des grandes chaînes (TF1, France 2 ou France 3) demeurent une source d’informations fiable pour 67% des Français.
Côté radio, la confiance atteint 60% contre 58% pour la presse quotidienne régionale. Ces données n’effacent pas la méfiance à l’égard des médias de masse. 57% des Français se méfient de ce que disent les grands médias sur les sujets d’actualité.
Une situation qui ne devrait pas s’arranger. Le 7 octobre 2023, date de l’attaque du Hamas en Israël, les fake news relayées et défendues par plusieurs grands médias ont porté un sérieux coup à la crédibilité des médias en France. L’affirmation des 40 bébés décapités, reprise par Joe Biden, président des Etats-Unis puis démentie par la Maison blanche, a fait l’objet de nombreuses spéculations. L’information émanant d’une journaliste d’I24 -invitée comme de nombreux reporters à se rendre au Kibboutz de Kfar Aza- transmise par un officiel de l’armée israélienne, n’a à ce jour pas été confirmée. Au-delà de la sensibilité et de l’horreur d’une telle accusation, c’est l’amateurisme irresponsable de nombreux journalistes, en France, notamment qui frappe. La façon dont ces allégations sont reprises sur la foi de l’armée israélienne, dont la communication répond à une stratégie de guerre, devrait être interrogée. Comment se fait-il que la presse télévisuelle, notamment, prenne pour argent comptant le récit du gouvernement israélien ? Une première réponse se trouve probablement dans la structure même de l’univers médiatique français.
Ainsi, onze milliardaires possèdent 80% de la presse quotidienne généraliste, 60% de la part d’audience télévisuelle et la moitié pour la radio. Une cartographie inquiétante et symptomatique des maux qui touchent la démocratie française, la qualité de l’information et la liberté d’accéder à une pluralité des analyses. Avec comme premier effet, une uniformisation du traitement de l’actualité mais aussi une orientation éditoriale profitable aux mains qui nourrissent les médias. Entre Vincent Bolloré, figure de la françafrique ou Patrick Drahi, propriétaire de BFM et d’I24, mécène de l’armée israélienne (en 2021, il se serait engagé à financer la formation à hauteur de 7,7 millions d’euros), comment assurer une information plurielle et factuelle ? La minimisation voire l’invisibilisation du massacre des civils à Gaza en est un exemple, aujourd’hui, documenté. D’ailleurs, il a fallu attendre le reportage de Clarissa Ward, journaliste américaine de CNN, pour que l’horreur de Gaza soit érigée au rang de faits tangibles. Là encore, un énième avatar du double-standard invisibilisant les journalistes palestiniens, contraints d’opérer en mode embedded [embarqué], tels que Motaz Azaiza ou Waël Al-Dahdouh, chef du bureau d’Al Jazeera à Gaza.
Une seconde réponse aux biais médiatiques français repose dans la nature même des victimes. L’orchestration éditoriale de l’actualité (c’est bien de cela dont il s’agit !) regorge d’exemples de ce double-standard infligé à ces créatures désincarnées de l’information. «Selon que vous serez puissant ou misérable», écrivait Jean de la Fontaine, «les jugements de cour vous rendront blanc ou noir». En matière éditoriale, la maxime s’appliquait, déjà à la distance (le fameux kilomètre-émotion). Elle s’applique, de manière inassumée, à l’origine ethnique, à l’appartenance confessionnelle. Difficile de ne pas céder à une tentation. Comparer le traitement éditorial de la victime selon qu’elle est ukrainienne ou palestinienne, syrienne, congolaise. Inutile d’élaborer une étude très poussée pour tirer une conclusion visible à l’œil nu ou plutôt à l’antenne. Et les Etats dit modernes redeviennent primaires dans leur approche de l'actualité. L’Ukraine et ses victimes émeuvent autant que la Palestine et ses morts laissent indifférents. Y aurait-il, alors, de bons et de mauvais bourreaux ? Un bon et un mauvais impérialisme ?
Ces questions poursuivent leur odyssée dans la sphère médiatique avec un espoir qui se dessine. La véracité de l’information est en train d’acculer la presse, celle affranchie de son matériau, les faits, pourtant, privilégié. Et puis, ce double-standard, que certains pensent invisible et silencieux, craquèle avec un bourdonnement persistant à l’oreille des plus jeunes. Au-delà de l’injustice, il porte en lui les germes de la contestation, de la radicalité et d’un grand malentendu. Les pays occidentaux, parangons des idéaux d’égalité et de droit international, creusent leur propre tombe (morale?). Nous observons, en live-stream, le pillage de leurs idéaux, par leurs héritiers eux-mêmes. Ironie du sort, le double-standard aiguise l’appétit de justice, l’élève à son rang le plus haut. Les jeunes occidentaux en formation l’expriment très bien sur les réseaux sociaux.
A l’inverse, 73% des personnes considèrent les réseaux sociaux comme une source de fausses informations, propices aux théories du complot.