"Imposer sa langue, c’est imposer sa pensée". La formule de Claude Hagège, linguiste français de renom, est plus que jamais d’actualité. A l’époque, ce polyglotte vient de publier Contre la pensée unique (Ed.Odile Jacob, 2012), un livre plaidoyer contre la domination de la langue anglaise, vectrice selon lui, d’un unilatéralisme intellectuel. Il est vrai que que la langue, au-delà de sa fonction d’intercompréhension, est un agent d’influence, voire d’impérialisme, culturel, économique et politique.
"Le français est un trésor de guerre mais l’anglais est la langue internationale", A. Tebboune
Difficile, alors, de lire la rétrogradation de la langue française au Mali comme une simple lubie gouvernementale. Promulguée le 22 juillet dernier par Assimi Goïta, président de la transition, la nouvelle constitution malienne, adoptée par référendum le 18 juin, exclut le français des langues nationales.
Pourtant langue officielle depuis 1992, la langue de Molière subit une rétrogradation comparable à celle qu’elle connaît en Algérie et au Maroc. En octobre 2022, le président algérien Abdelmajid Tebboune avait annoncé l’introduction de l’anglais dès l’école primaire. Une dynamique confirmée, depuis, par Alger, le secrétaire général du ministère de l’enseignement supérieur ayant annoncé, le 1er juillet 2023, aux présidents des universités algériennes sa volonté de faire de l’anglais "la langue d’enseignement".
Au Maroc, aussi, la même approche se dessine. Ghita Mezzour, ministre de la Transition numérique prévoit d’étendre l’usage de l’anglais dès le collège. Amorcé par le Rwanda en 2008, ce repositionnement linguistique en faveur de la langue de Shakespeare, pensé pour rapprocher le pays du Commonwealth et de ses marchés, s’apparente à une lame de fond. Un paradoxe pour un continent dépeint comme le continent de la francophonie, par excellence.
La francophonie sauvée par la démographie
Les chiffres en attestent. Sur les 321 millions de francophones à l’échelle mondiale recensés en 2023, l’Afrique en compte 167 millions, selon les chiffres du Quai d’Orsay. Plus éloquent, 60% des francophones résident sur le continent africain, une donnée en hausse de 15% depuis 2018. Une progression qui s’explique par la croissance démographique de la population africaine.
Du point de vue des métriques, la francophonie serait, donc, en bonne santé. Reste que les récentes réorientations linguistiques opérées au Mali ou en Afrique du Nord interrogent. Quelle est la véritable portée de la francophonie, cheville ouvrière du soft power français en Afrique ? Imaginée au lendemain de la Seconde guerre mondiale, l’idée d’une francophonie structurée s’accélère dans le sillage de la décolonisation.
Léopold Sédar Senghor, intellectuel et premier président de la République du Sénégal, et ses homologues tunisien, Habib Bourguiba et nigérien, Hamani Diori, notamment, dessinent, alors, les contours de la francophonie institutionnelle. Elle doit servir "la solidarité, le développement entre les peuples". Mais, il s’agit, surtout, de parer à l’influence anglo-saxonne et américaine.
Une ambition pilotée, dès 1970, par l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF), implantée à Niamey (Niger). Avec ses 88 membres, l’OIF utilise la langue française pour faire rayonner les valeurs françaises sur le continent. En 1986, la francophonie prend une tournure plus politique avec le premier sommet de la Francophonie, organisé à Versailles, en France. François Mitterrand, alors président de la République, en est à l’architecte. L’OIF élargit son spectre d’actions culturelle et éducative à la politique mais aussi l’économie.
Francophonie, dernier avatar de l’empire colonial?
Un élargissement stratégique qui semble avoir porté ses fruits, malgré les traces de l’empire colonial français en Afrique, et qui explique, paradoxalement, le lien ténu mais contrarié de la France avec le continent. D’ailleurs, l’Algérie reste le troisième pays francophone du monde avec 15 millions de locuteurs français, soit 33% de sa population contre 36% chez le voisin marocain. Avec 48,9% de francophones, la palme revient à la République démocratique du Congo.
Ces chiffres rendent la primauté donnée à l’anglais d’autant plus surprenante. Malgré les liens historiques, malgré la dimension positive de la francophonie, malgré les ambitions d’Emmanuel Macron de "faire du français l’une des trois plus grandes langues-monde du 21e siècle", les récents choix du Mali, de l’Algérie ou du Maroc marquent une nouvelle impulsion politique. Une réalité perçue par E. Macron qui n’a pas hésité à parler de "reconquête" de la langue française en Afrique en proie "à des formes de résistances quasi-politiques", lors du sommet de la Francophonie, à Djerba (Tunisie), les 19 et 20 novembre 2022. En marge du sommet, le jeune président est allé plus loin, définissant "le français comme la vraie langue universelle du continent africain", et de voir dans "la francophonie, la langue du panafricanisme".
Langue historique mais informelle
Un vocable tantôt belliqueux tantôt paternaliste qui traduit bien la lutte d’influence que mène en coulisse la France sur le continent aux 200 millions de jeunes pour tenter de convaincre les Africains de "la valeur universelle" de cette langue. Or, et les derniers événements au Niger le montrent, la France et donc la francophonie restent associées, dans l’esprit de certains Africains, à la si décriée Françafrique.
Plutôt que d’adopter une offensive linguistique, E. Macron et son successeur devraient vider le français de tout substrat historique, tant la propagation de cette langue en Afrique, accompagne la colonisation. C’est en substance, la position de Khadim Ndiaye, historien à l’université de Sherbrooke (Québec) qui parle "d’empire linguistique". Dans un article détaillé paru sur le site Afrique XXI, dans le sillage du Sommet de Djerba, il écrit : "la langue (française, ndlr) devient sous le régime colonial le vecteur qui diffuse le projet de conquête dans l’esprit des indigènes parallèle à celui de la répression des corps". Et de citer, l’œuvre du Lieutenant Paulhiac, auteur de Promenades lointaines : Sahara, Niger, Tombouctou, Touareg (1905), théorisant le rôle linguistique du français dans la conquête : "C’est dans notre langue que résidera notre force, comme elle sera, plus tard, la base de notre indestructible influence dans les pays que nous aurons façonnés à notre image".
Au regard de cette histoire, de la place occupée par la langue française dans la mission civilisatrice de la France en Afrique, peut-on détacher la francophonie de cette réalité historique?
Achille Mbembe, philosophe et universitaire franco-camerounais, livre une analyse sur le temps long. "Nous sommes à la veille de petits et grands basculements linguistiques en Afrique. Nul doute, après des siècles d’acclimatation, le français est devenu l’une de nos nombreuses langues locales". A ceci près, qu’il s’est déployé "sans infrastructure. Pas de dictionnaire, ni d’encyclopédie, ni de prix littéraire ou d’académie sinon la rue elle-même". Une langue française sans existence propre en somme, comme greffée sur les autres locales. D’ailleurs, "le français ne s’est jamais totalement substitué aux langues locales. En ce sens, et l’exemple rwandais le montre, la rétrogradation du français n’agit pas comme une décolonisation linguistique pure. Il s’agissait de remplacer une langue-maître par une autre".
Vue comme la langue de l’administration voire des élites, la langue française en Afrique ne peut donc rien contre "le processus de créolisation" à l’œuvre. Un processus, selon A. Mbembe, décorrélé de la situation politique actuelle. "Il n’a rien à voir avec le déclassement géopolitique de la France". La rétrogradation du français en Afrique relève "de décisions politiques répondant aux circonstances particulières de chacun de ces pays".
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