Rares sont les batailles qui ont encore autant d’écho que celle de Poitiers. D’une simple escarmouche, elle a été érigée au cours de l’histoire au rang de mythe qui ont fondé la nation française. Quand la France se sent menacée, elle lui redonne un semblant de sentiment d’unité mais toujours accompagné d’un sentiment d’exclusion de l’autre, qu’il soit musulman ou étranger, aujourd’hui encore.
C’est sans doute la raison pour laquelle, en 2012 à Poitiers, le mouvement d’extrême-droite Génération identitaire déploie une banderole, au-dessus du chantier de la mosquée de la ville, intitulée « Construction mosquée et immigration : référendum ». Les membres de cette organisation adhèrent pleinement à la théorie de Renaud Camus sur le « grand remplacement », une sorte de colonisation inversée dans laquelle l’Autre musulman impose sa religion et conquiert la France. William Blanc et Christophe Naudin, dans leur ouvrage « Charles Martel et la bataille de Poitiers, de l’histoire au mythe identitaire » (éditions Libertalia, 2015) rappellent ainsi que :
« Pour eux (Les islamophobes comme Renaud Camus), Poitiers est l’un des grands moments scandant l’affrontement éternel entre l’Occident et l’Islam qui se résume en flux et reflux […] Dans ce dispositif, brandir l’exemple de Charles Martel revient tout simplement à assimiler tous les musulmans (ou supposés tels) de France comme des « envahisseurs » et à appeler à leur expulsion manu militari. »
Éric Zemmour, dans cette même lignée idéologique, a promu une vision identitaire, révisionniste et raciste de l’histoire de France aux élections présidentielles. Zemmour se rêve en Charles Martel, ce héros national, qui repousse « l’envahisseur musulman ». Pour lui, le musulman, qu’il oppose au Français, a des valeurs différentes, une identité qui vient de l’étranger et fait partie d’une civilisation qui aurait déjà tenté de conquérir la France en 732. Autrement dit, le musulman est, chez le polémiste, à la fois inassimilable, mobile et dangereux pour la civilisation française.
Finalement, la bataille de Poitiers ne faisant l’objet que très peu d’études historiques, elle devient la proie d’une vision identitaire et raciste de l’histoire de France comme celle de Camus, Zemmour et bien d’autres.
Ce que l’histoire dit de la bataille de Poitiers
Le 25 octobre 732, entre Poitiers et Tours, le gouverneur ‘Abd-al-Rahmân al-Ghâfiqî mène un raid, dit-on, pour faire du butin en se dirigeant vers l’abbaye Saint Martin de Tours. Lors de la bataille dite de Poitiers, appelée Balât al-Shuhadâ' (« chaussée des martyrs »), l’armée de Charles Martel bloque et prend le dessus sur les musulmans. Ces derniers ont été vaincus à la fois par la supériorité de l’armement et la tactique des Francs. La mort du chef al-Ghâfiqî provoque un repli.
Les vaincus de la bataille de Poitiers sont également Eudes d’Aquitaine et le patrice Mauronte de Provence. En effet, Charles Martel en profite pour s’emparer de Bordeaux en 735 et soumettre le patrice Mauronte en 737, allié des musulmans. Certes, importante, la bataille de Poitiers, longtemps nommée « bataille de Tours », ne l’est pas plus que celles de Toulouse en 721 et de la Berre (près de Narbonne) en 737. De plus, ces batailles ne « chassent » pas les musulmans définitivement hors de la Gaule. Ces derniers continuent de diriger la ville de Narbonne jusqu’en 759 et le Fraxinet en Provence de 890 jusqu’en 973, année de la bataille de Tourtour.
Par conséquent, comment Charles Martel devient-il ce héros qui aurait chassé les Arabes et défendu à la fois l'Europe et la Chrétienté ? Mohammed Arkoun soulignait que la bataille était devenue un mythe mis au service d'une vision qui « fonde la nation française, la civilisation chrétienne, l'identité européenne sur la mise en scène du choc des civilisations et l'exclusion de l'Autre ».
Une bataille instrumentalisée quand la France se sent menacée
Au cours du Moyen-âge, les moines chrétiens préfèrent davantage Clovis et Charlemagne que Charles Martel, considéré comme un pilleur des biens de l’Eglise. De plus, la bataille de Poitiers est secondaire. Pourtant, cette dernière est invoquée au moment de la défaite des Français face aux Anglais à Poitiers en 1356 et l’humiliation de la capture du roi de France Jean le Bon. C’est à cette époque, en réaction aux Anglais, que la bataille se nomme définitivement la bataille de Poitiers et non plus la bataille de Tours. Elle est instrumentalisée à nouveau lorsque les Européens considèrent les Ottomans comme une menace pour leurs intérêts.
La scène se reproduit au XIXème siècle durant la monarchie de Juillet qui colonise l’Algérie (combat entre les chrétiens et les musulmans). Quelques temps plus tard, à la suite de la défaite française contre les Prussiens en 1870 et dans une démarche nationaliste, la bataille de Poitiers permet de rappeler aux Français qu’ils ont toujours repoussé l’ennemi en dehors du pays. Cette bataille est un moment fondateur, une image d’Epinal, de la nation française.
Edouard Drumont, polémiste d’extrême-droite, associe la victoire de Poitiers à celle des Aryens contre les Sémites, notamment juifs, afin de contester le décret Crémieux (1870) donnant la citoyenneté française aux israélites dans les départements français d’Algérie. Durant plusieurs siècles, on retrouve à chaque fois tantôt l’envahisseur étranger (Anglais, Allemands et juifs) tantôt l’ennemi héréditaire musulman (Arabes, Turcs Ottomans et musulmans) pour lesquels on invoque la bataille de Poitiers.
Dès lors, on se demande comment fédérer tous les Français autour de l’histoire de leur pays, aujourd’hui en 2022, quand l’idéologie qui a cimenté l’unité nationale de la France au XIXe siècle contient en elle les germes de sa propre division ?