Jamais la situation en Palestine et en Israël/au Proche-Orient n’avait autant éclairé l’état de la société française. Depuis le 7 octobre, date de l’attaque du Hamas contre Israël suivie de la réplique de l'État hébreu à Gaza dès le 10 octobre, les crispations déjà latentes dans la société française ont laissé place à des lignes, des fractures très nettes. Si les réseaux sociaux ne peuvent éclipser le réel, ils montrent le grand débordement de la société française spectatrice du Proche-Orient. Avec une injonction. Choisir son camp là où les principes républicains devraient rassembler.
Typologie de radicalisme
Face à l’actualité du Proche-Orient et les nombreux appels à stopper ce que beaucoup définissent comme un génocide à Gaza, Pierre Conesa s’inquiète de l’importation non pas du conflit en tant que tel mais «des postures liées aux trois radicalismes» identifiés par l’ancien haut-fonctionnaire, spécialiste des questions de Défense. Selon lui, «cette crise se caractérise par trois radicalismes : le Hamas, gagnant des élections législatives à Gaza. Face à lui, Benjamin Netanyahu qui a toujours refusé les négociations avec les Palestiniens, laissant faire la colonisation en Cisjordanie, sous la protection de l’armée». Un radicalisme extrémiste et messianique qui l’a conduit «à internationaliser le conflit de façon à reconstituer une aile de soutien» face au retournement de l’opinion publique mondiale. Une tentative de globalisation restée lettre morte. «Netanyahu s’est heurté à l’intelligence tactique des Iraniens, troisième radicalisme». Si les 400 drones envoyés par Israël ont presque tous été arrêtés, «cela ne montre pas que les Iraniens n’avaient pas de moyens consistants», souligne le spécialiste. « ls n’ont pas voulu laisser la crise dériver», insiste-t-il alors qu’ils ont perdu «deux généraux à l’extérieur». Un contexte sensible où «aucun radicalisme ne peut sauver les autres. Ce n’est pas parce que Netanyahu est sorti des urnes…Hitler, aussi, est sorti des urnes», lance-t-il, sans détour. Une façon de pointer l’argument des soutiens aveugles d’Israël, vanté pour son régime démocratique dont la dimension ethnique est très peu mise en exergue.
La France, laboratoire géopolitique
Souvent présentés comme le théâtre de l’importation du conflit en France, les quartiers populaires ont laissé place à une autre scène. De premier plan, d’ailleurs.
Initiées dès le mois d’avril, les récentes manifestations à Sciences Po Paris ont déplacé le cœur du soutien à Gaza dans ce bastion de l’élite parisienne. Depuis, les campements ont essaimé dans plusieurs universités et écoles autant qu’ils ont été réprimés par les forces de l’ordre. «Minorités agissantes» cherchant à imposer «une idéologie d’Outre-Atlantique» selon les termes de Gabriel Attal, Premier ministre.
Accusé d’être antisémite, le mouvement matérialise, vu des réseaux sociaux, une ligne de fracture entre les pro-Palestine et les Pro-Israël. Saillie parmi d’autres, celle d’Aurore Bergé, ministre déléguée chargée de l’Egalité Hommes/Femmes et de la lutte contre les discriminations. «Incultes ou antisémites», la ministre s’est fendue d’un commentaire le 3 mai dernier, pointant «les mains rouges» brandies par les étudiants, symbole de la complicité des démocraties occidentales dans le massacre commis à Gaza par Israël.
D’aucuns voient dans ces mains rougies une allusion aux «Israéliens décapités», selon elle. D’autres vont plus loin dans la préemption du symbole. Selon eux, elles feraient références au lynchage de deux Israéliens réservistes, accusés d’être des agents du Mossad, dans un commissariat en Cisjordanie, le 12 octobre 2000. Un référentiel traumatique, donc, pour circonscrire voire contrôler la critique de Netanyahu et sa guerre menée sans réel but de guerre, ni stratégie. Importation ou conscientisation politique, Pierre Conesa nuance l’approche schématique de la situation. «Le danger pour la société française serait d’importer ces postures», à savoir les radicalismes, quel que soient le bord. «On a, alors, des gens comme à Sciences Po, des gens qui vont prendre faits et causes pour l’une des parties en censurant, celui qui pourrait exprimer le point de vue de l’autre». De là à criminaliser les campements à Sciences Po ? Conesa pointe surtout la violence comme fait disqualifiant. «La société française est une société de débat où, sur le sujet, il n’y a pas de position officielle du gouvernement français. Il est normal que la direction de Sciences Po ou autre vire des types qui refusent le dialogue, après investigation». Un impératif pour éviter que «des gens se battent sur le territoire français». D’autant que «la société française déjà très fragmentée est confrontée à une réalité. Chacun construit son discours de victimisation». Celle d’Israël en est un exemple. «Cet Etat résulte d’une forme de compensation après la Deuxième Guerre mondiale même si cela s’échelonne dès la Déclaration Balfour de 1917. Et même si l’on est dans une situation coloniale où l’empire ottoman va être dépecé sans aucun souci des populations locales». Après la Shoah, les vainqueurs vont réaliser l’Etat d’Israël. «Il fallait que ces populations victimes du plus horrible des massacres aient un foyer national sans souci des populations locales».
Depuis le 7 octobre, la réplique d’Israël, affranchie du droit international et le massacre perpétré sur les Palestiniens dont 15 000 enfants, la société française est secouée par l’onde de choc du conflit. Au-delà des injonctions à rejoindre un camp, c’est surtout le retour de l’Histoire qui, certainement, interpelle une société française, déjà fracturée par ses nombreux doutes. Comme si «faire nation», pour reprendre un vocabulaire consensuel, était devenu indépassable. Et dans cette situation tendue, difficile de ne pas pointer (aussi) la responsabilité des médias en continu. Comme le souligne, P. Conesa, «la guerre est devenue un spectacle en live depuis la guerre du Golfe en 1991». Un spectacle qui a besoin d’images. Et non d’analyses.