Alors que cette semaine, les SDJ françaises de différents médias dénoncent la censure subie par les sites indépendants Médiapart et reflet.info, plusieurs voix s’élèvent depuis des mois, pour dénoncer l’absence de pluralité des détenteurs de l’information française. En France, dix milliardaires possèdent 90% des ventes de quotidiens nationaux, 55% de l’audience des télévisions, et 40% de celle des radios. Ayant fait fortune dans le BTP, la vente d’armement, les télécommunications, ils détiennent aujourd’hui un quasi monopole dans le secteur privé de l’information où ils écrasent les petits médias indépendants trop précaires financièrement.
- Censure publique, intérêts privés
"On n’a jamais autant parlé d’une information qui n’existe pas" ironise Fabrice Arfi, le responsable du pole enquête de Mediapart, lors de la conférence de presse du site d’information, le 22 novembre dernier. Et pour cause, de nombreuses société de journalistes, associations de défense du droit à l’information et collectifs de journalistes se sont solidarisés pour dénoncer "une attaque sans précédent" contre la liberté de la presse. Même Isabelle Balkany, l’ancienne responsable politique qui, suite à des enquêtes publiées sur Médiapart, avait été condamnée en 2020 à trois ans de prison pour fraude fiscale, a défendu dans un tweet Edwy Plenel et ses journalistes. "Quel est ce pays où règne la censure ?" questionne-t-elle sur son compte twitter.
La censure de l’article aura-t-elle finalement fait plus de bruit que l’article lui-même ? Nous ne le saurons pas pour le moment, puisque sa publication a été formellement interdite par le tribunal. Concrètement, l’article de la discorde concernait un nouveau volet dans l’affaire du Maire de Saint-Etienne. Plusieurs articles déjà publiés sur le site de Mediapart dévoilaient un chantage à la vidéo intime par le Maire Gaël Perdriau. Selon les révélations de médiapart, lui et son entourage ont piégé leur premier adjoint centriste Gilles Artigues, en le filmant à son insu avec un autre homme, lors d’une soirée intime. Médiapart révèle que la vidéo avait été utilisée pendant huit ans pour le faire chanter et le priver de ses ambitions politiques. Ce nouvel article devait porter à la connaissance du public d’autres informations tirées d’enregistrements audio. Selon les déclarations d’Edwy Plenel, Gaël Perdriau a invoqué une "atteinte à la vie privée" pour bloquer la publication de ces nouvelles informations. Le tribunal judiciaire de Paris a alors rendu en urgence, vendredi 18 novembre, une ordonnance interdisant formellement toute publication de l’article sur médiapart ou n’importe quel autre média. Ce qui étonne le directeur de Mediapart, c’est que cette procédure a été enclenchée et établie "sans que le journal ne puisse défendre son travail et ses droits" sans la présence de leur avocat. Du jamais vu selon Fabrice Arfi, "depuis 1881 et la loi sur la liberté de la presse, on publie d’abord et on conteste légitimement après" précise-t-il. Le site d’investigation a contesté cette décision de justice et se dit prêt à aller "jusqu’à la Cour européenne des droits de l’homme s’il le faut ". Une première réponse au recours devrait être donnée par le tribunal vendredi 25 novembre.
En attendant que le tribunal statue, cette affaire de censure aura au moins eu l’avantage d’en faire connaître une autre passée totalement inaperçue. Celle du site d’investigation Reflets, dont l’une des enquêtes sur le patron du groupe Altice (SFR) a, elle aussi, été censurée par un tribunal le 6 octobre dernier. Mais cette fois, c’est le tribunal de commerce de Nanterre qui a été utilisé pour empêcher la publication d’un article. La encore, plusieurs articles avaient déjà été publiés par Reflets, mais les informations avait été obtenues après une importante fuite de documents, dérobés par des pirates informatiques. Le groupe Altice utilise alors le tribunal de commerce sur ce prétexte au nom du "secret des affaires" pour censurer et empêcher la diffusion d’autres articles. Dans son ordonnance, le tribunal de commerce juge que la suppression des articles déjà parus n’est pas justifiée, car d’une part le site Reflets n’est pas l’auteur du piratage et de l’autre, parce qu’il ne viole pas le secret des affaires.
En effet les articles ne divulguaient aucune information sur les sociétés du groupe Altice, mais évoquaient le train de vie de son propriétaire, le milliardaire Patrick Drahi, pointant par exemple ses déplacements en jet privé. Le tribunal estime que l’éventualité de nouvelles publications "fait peser une menace" sur Altice, menace liée à "l’incertitude du contenu des parutions à venir qui pourraient révéler des informations relevant du secret des affaires". Le milliardaire a donc contourné le droit à l’information en utilisant le tribunal de commerce plutôt que le droit de la presse. Une subtilité juridique permise depuis le vote de la loi de 2018 protégeant le secret des affaires, défendue par Emmanuel Macron malgré les critiques de toutes les organisations.
De nombreux journalistes s’étaient alors opposés à cette loi jugée liberticide pour la presse craignant dans une tribune que "cela se propage à toute la presse et notamment d’investigation" empêchant la révélation de plusieurs scandales, tels que les Panama Papers, les Lux leaks, les Malta files, les football leaks, les Uber files ou encore les enquêtes sur la dette EDF, sur les filiales offshore de Bernard Arnault et LVMH, sur l’empire africain de Bolloré… Les journalistes craignent que les multinationales utilisent les outils juridiques légaux pour les bâillonner. Une sorte de censure publique aux intérêts privés, alors que le débat médiatiquo-médiatique gravite également autour de la mainmise de l’information par des groupes privés.
- Quand les industriels font main basse sur l’information
En France, 10 milliardaires pèsent 90% des ventes de quotidiens nationaux, 55% de l’audience des télés, et 40% de celle des radios. De la presse gratuite distribuée dans le métro aux émissions de débats dans les grandes chaines de télévision, ou sur les fréquences radio, les industriels sont omniprésents. Bernard Arnault, Martin Bouygues, Serge Dassault, Patrick Drahi, Xavier Niel, François Pinault, la famille Mohn, Marie-Odile Amaury, Arnaud Lagardère et Vincent Bolloré. 10 milliardaires qui ont fait fortune dans l’industrie, la vente d’armement ou les télécommunications détiennent 90% de l’information vendue quotidiennement en kiosque. Des élus, des journalistes indépendants, des citoyens s’en inquiètent régulièrement, mais malheureusement jusqu’ici sans effet ni conséquences réelles.
Une séquence a dernièrement fait beaucoup de bruit, celle du député Louis Boyard invité sur le plateau de Cyril Hanouna dans l’émission phare de C8, propriété de Bolloré. Le député y a été conspué après avoir abordé, durant une fraction de seconde, les exactions de Bolloré au Cameroun. S’en sont suivies plusieurs séquences hallucinantes entre Cyril Hanouna et ses chroniqueurs défendant l’empire Bolloré et le "on ne mord pas la main qui nous nourrit".
Des séquences inquiétantes alors que Bolloré, qui possède toutes les chaînes du groupe Canal +, la radio Europe 1, le Journal du Dimanche, Prisma média et ses magazines Paris Match, géo, Capital, Femme actuelle, Gala, Télé Loisirs, écarte systématiquement tout écrit ou propos le concernant ou mettant à mal ses intérêts. Il a déjà censuré une enquête sur le crédit mutuel, un reportage sur le président du Togo, et une partie d’un documentaire sur les femmes qui accusait Pierre Ménès, l’un de ses journalistes sportifs, d’agression sexuelle.
A la tête d’un véritable empire de concentration des médias (il possède également des sociétés d’édition, des labels de musique, des entreprises de création de jeux vidéos, en plus de toutes ses activités industrielles dans le monde et plus particulièrement en Afrique), il avait été auditionné au Sénat lors d’une commission d’enquête sur l’absence de pluralité des médias et l’impact sur la démocratie, en vain. Il est accusé par de nombreuses ONG d’être responsables de plusieurs accaparements de terre en Afrique et en Asie via ses filiales locales comme la Socfin.
Il est également soupçonné d’avoir mis en place un véritable système de propagande avec Havas son entreprise de communication et sa chaine Canal+ Afrique, présente dans 46 pays et l’une des plus regardée sur le continent. Il a été mis en examen pour corruption d’agent public étranger, complicité d’abus de confiance et faux et usage de faux. En cause : la manière dont on a octroyé au groupe Bolloré la concession des ports de Lomé au Togo et de Conakry en Guinée. La justice française cherche à savoir s’il a utilisé son agence de communication, Havas, pour favoriser l’arrivée au pouvoir des présidents Faure Gnassingbé et Alpha Condé afin de décrocher ces concessions en retour. Des sujets qu’il est aujourd’hui impossible de traiter sur les chaînes, les journaux ou les radios appartenant à Bolloré.
Si l’ARCOM -ancien CSA- a été saisie concernant la séquence entre Louis Boyard et Cyril Hanouna, personne du côté des industriels ne craint leur sanction. Souvent financière, ces amendes symboliques n’ont que peu d’effets sur des milliardaires au portefeuille illimité. Plusieurs élus LFI, qui se sont emparés de ce sujet, réclament quant à eux une nouvelle commission d’enquête parlementaire. Là encore, scepticisme quant aux résultats concrets.
La protection des intérêts des citoyens émanera-t-elle du parlement alors que plusieurs collectifs dénoncent régulièrement l’influence des lobbys industriels et agro-alimentaires dans les décisions publiques, et leurs conséquences dramatiques ? L’ONG Foodwatch, réclamait par exemple que soient interdites à la télévision, les publicités et le marketing ciblant les enfants, notamment concernant les produits sucrés et trop gras, dangereux pour leur santé. À quatre reprises, les lobbies agro-alimentaires et les chaînes de télévisions craignant une baisse significative de leurs annonceurs publicitaires ont eu raison des postures politiques en matière de santé publique, puisque ces publicités ne sont toujours pas interdites.
Ce qui est interdit en revanche, depuis le vote d’une loi en 2018, c’est finalement de porter atteinte aux intérêts des entreprises au nom "du secret des affaires". Un sale temps pour le droit de savoir des citoyens, alors que des petits médias indépendants qui tentent de survivre n’ont ni les moyens financiers, ni l’audience pour faire le poids face à l’influence de ces rouleaux compresseurs de l’information.