Ce vendredi 15 mars 2024, alors que les musulmans de France ont entamé le mois de ramadan, l’actualité et la mémoire politiques troublent le paysage de leur esprit. En Palestine, la réalité d’un génocide se déploie devant nos yeux avec son lot d’inhumanités incessantes, épouvantables. Chaque semaine, motivés par une colère légitime et un sentiment d’urgence étouffant, les manifestations et les rassemblements continuent afin de soutenir la résistance du peuple palestinien. La lutte quotidienne scande le rythme politique à Gaza, dans l’hexagone et le monde.
Aujourd’hui pourtant, un souvenir douloureux s’immisce brusquement dans notre mémoire. La loi “encadrant le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics” - venant de fait interdire le port du voile - célèbre son 20ème anniversaire.
20 ans, déjà. Le temps pour une nouvelle génération de naître et grandir sous le joug d’une injustice qui n’a eu de cesse d’humilier la communauté musulmane. Le temps aussi pour l’islamophobie institutionnelle de fortifier son emprise par la multiplication de lois liberticides. C’est sûrement le premier point à rappeler ici : loin de porter sur des dispositions ponctuelles à la portée marginale, chaque loi islamophobe s’inscrit dans une continuité politique torrentielle. Depuis 20 ans, nous avançons d’une loi à l’autre, par marches successives, car chaque nouvelle restriction ne fait qu’annoncer la certitude d’une future mesure anti-musulmane. Un bilan s’impose.
Naissance d’une loi inédite
En 2004, le monde plonge dans une guerre contre la Terreur de plus en plus brutale. Les invasions en Afghanistan et en Irak se couplent aux rafles, emprisonnements et tortures de simples innocents. L’islamophobie s’étend sans limites, traversée par une volonté de vengeance et une peur existentielle croissante. Partout, la figure des musulmans est déshumanisée. Hommes ou femmes, ils sont inférieurs, dangereux et coupables.
Cette représentation islamophobe, qui traverse l’histoire européenne et demeure un pilier de son sentiment suprémaciste, reprend ses droits. La violence politique du 11 septembre 2001 catalyse une gouvernance qui, sous prétexte de s’opposer à “l’extrémisme”, érodera les fondations de l’État de droit pour mieux domestiquer et assujettir les musulmans. L’islamophobie d’atmosphère règne et étouffe. En 2004, la grande époque islamophobe a commencé : la puissance de son esprit est visible partout et son action se met en branle.
La République n’est évidemment pas étrangère à ce contexte. La loi prohibant les signes religieux est ainsi sa première réponse, et il faut expliquer ici en quoi elle se distingue des mesures internes prises par d’autres pays occidentaux. Ces derniers développeront en effet une approche fondée sur la nécessité de criminaliser toute expression musulmane dite “extrémiste” ou “radicale” et enrichiront en conséquence leur arsenal anti-terroriste. Il s’agit de taire les griefs politiques légitimes qui ont conduit à la violence, une attitude contre-productive critiquée par des experts américains eux-mêmes.
Or si l’Etat français adopte une approche similaire, il ne légiférera pourtant pas sur l’anti-terrorisme ; ce qui pouvait à première vue surprendre. La riche histoire répressive française permet d’expliquer cette décision. En effet, la France avait déjà adopté des dispositions de cette nature dès 1986 et les avaient employées lors de plusieurs procès pendant les années 90. Plus d’une centaine de musulmans avaient été perquisitionnés et placés en détention provisoire pendant de longues années grâce à cette législation d’exception. La Fédération Internationale des Droits de l’Homme elle-même publiera un rapport à charge en 1999 critiquant avec sévérité ces pratiques arbitraires.
En d’autres termes dans l’esprit des gouvernants français il n’y avait nulle nécessité de retravailler une arme ayant déjà fait ses preuves. Il s’agissait de frapper différemment, de manière bien plus frontale.
Conséquences et projection
Le port du hijab était au fond le choix le plus évident. Défrayant la chronique depuis 1989 - période pendant laquelle cette pratique resurgit au sein de la communauté musulmane - les autorités y voient le signe d’une réislamisation opposée à l’injonction assimilatrice républicaine. En juillet 2003, le Président Chirac missionne une commission afin d’identifier la réponse adéquate. Arguant que des communautés ne sauraient exister au sein de la République et que “le port d’un signe religieux ostensible (...) suffit déjà à troubler la quiétude scolaire”, elle exigera dans son rapport final l’adoption d’une nouvelle loi renforçant la laïcité française.
Faisant levier sur ce rapport, sur le refus français de reconnaître l’existence de minorités et la nécessité de protéger leur spécificité religieuse - pourtant pleinement reconnue par le droit international - la loi est promulguée le 15 mars 2004. L’accès à l’éducation publique se voit ainsi conditionné par une mesure discriminatoire, intrusive et islamophobe.
Vasiliki Fouka et Aala Abdelgadir de l’université de Stanford documenteront les conséquences ambivalentes de cette interdiction. Sans surprise, elles prouvent que la loi a permis l’essor d’une culture discriminatoire au sein de l’école publique et a aggravé la probabilité d’abandon scolaire chez les musulmanes. Toutefois, assez remarquablement, elles démontrent aussi que pour certaines femmes, le port du hijab est devenu un véritable acte de résistance renforçant leur spiritualité. Fouka synthétise parfaitement cet aspect : “ces types de politiques prescriptives sont susceptibles d’être contre-productives”.
La réaction de ces femmes musulmanes est une leçon pour nous tous. Loin de se soumettre aux injonctions étatiques, elles y ont trouvé la source de leur détermination à lutter pour leurs droits et le bonheur de leur communauté. Cette admirable force de caractère - qui plus est chez des mineures - obsède l’État français. Face à cette résistance, le gouvernement s’est acharné en développant une répression genrée dont la graine fût plantée en 2004. L’idée centrale demeure la même : exclure pour mieux détruire une ténacité spirituelle contagieuse et à large portée politique.
En 2010, le niqab fût interdit de l’espace public, excluant de la cité des femmes dont le seul tort était une pratique pourtant historiquement connue de la Tradition musulmane. Chaque été les arrêtés interdisant le port du burkini s’enchaînent. Ces interdictions successives ont contribué à renforcer les discriminations ambiantes, contribuant, par exemple, à entraver l’accès au monde professionnel pour toute femme musulmane visible. Il y a à peine quelques mois, cet entêtement absurde de l’État a engendré une nouvelle interdiction : celle de la abaya.
Ce torrent de mesures démontre l’anxiété anticipatrice de l’État ; son agitation incessante est incapable d’éteindre la volonté des femmes musulmanes dont l’intensité croît à chaque nouvelle mesure liberticide. Que faire ? L’islamophobie institutionnelle se retrouve piégée par sa propre abjection. En cherchant obsessionnellement à entraver la pratique musulmane, il la nourrit.