Nouvelle-Calédonie: un échec de la France ?
La Kanaky-Nouvelle-Calédonie va-t-elle provoquer une guerre civile en France ? Avec six morts, dont deux gendarmes français, la crise dans l’archipel, profondément enracinée, reçoit des réponses uniquement sécuritaires des gouvernements successifs.
Six personnes, dont deux gendarmes français, sont mortes en Nouvelle-Calédonie / Photo: AFP (AFP)

L’armée déployée

Le Premier ministre, Gabriel Attal, qui essuie une crise d'ampleur quasi-insurrectionnelle, a annoncé l’envoi de l’armée dans les ports et l’aéroport de Nouvelle-Calédonie. Il s’agit là d’une mesure extrême qui dit beaucoup de la situation de bascule que connaît le “Caillou”. Avec 5 morts, trois jeunes Kanaks (autochtone) et deux gendarmes, une nouvelle ligne de fracture vient secouer l’exécutif.

Face à ce que certains n’hésitent plus à qualifier de "guerre civile", le Premier ministre promet de "rétablir l’ordre" et assurer "la continuité de la vie en Nouvelle-Calédonie". Preuve de la prise en main sécuritaire du conflit, la publication imminente d'une circulaire pénale", avec pour promesse, "les sanctions les plus lourdes pour les émeutiers et les pillards", assure G.Attal.

Une assurance qui s’explique par l’aval du président Macron. Mercredi, le chef de l’État décrétait, à l’issue d’un conseil de défense et de sécurité nationale organisé à l’Elysée, l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie, confortant l’approche sécuritaire adoptée par les autorités françaises qui évacuent, ainsi, la dimension politique du sujet. C’est aussi une approche qui fait glisser ce conflit dans son jus historique, à savoir l’histoire d’une colonisation, celle de la France en 1850.

Dans son ouvrage, Etats d’urgence, une histoire spatiale du continuum colonial français (Ed.Premiers matins de novembre, 2021), Leopold Lambert, architecte et fondateur de la revue de langue anglaise The funambulist, analyse trois faits historiques dont la Révolution algérienne de 1954 et l’Insurrection Kanak de 1984-1988. En fait, ce document est utile pour repenser ce que les autorités françaises définissent comme des émeutes. Créé en 1955, "l’état d’urgence français" a permis de "donner un cadre légal à différentes pratiques" destinées à "écraser la Révolution algérienne". Comme pour les révoltes dans les quartiers en 2005, la pratique découle directement d’une histoire coloniale française. Il a été promulgué "le 12 janvier 1985, quelques semaines après le boycott actif du Front de libération Nationale Kanak et Socialiste (FLNKS) des élections provinciales", début "d’une nouvelle insurrection kanak" après celles de "1878 et 1917".

#MMV65 : Crise en Nouvelle-Calédonie (AFP)

Cette contextualisation historique explique, aussi, le recours à cette mesure intimement liée aux questions sécuritaires et au terrorisme tel que défini par les autorités "métropolitaines". Selon L.Lambert, "l’état d’urgence est principalement un spectacle politique", un outil au service d’une politique et de sa communication, d’autant que l’essentiel des mesures qu’il comprend ont été "entérinées dans le droit commun en octobre 2017 par la loi renforçant la sécurité interieure et la lutte contre le terrorisme (SILT)", rappelle L.Lambert. Et l’auteur de le souligner, "en 1988, le Premier ministre Jacques Chirac et son ministre de l’Intérieur Charles Pasqua avaient eux-mêmes désigné le FLNKS comme un groupe terroriste".

C’est ce même arsenal qui est aujourd’hui déployé par E.Macron et ses troupes, évacuant totalement la question historique et politique de la révolte. Si l’on remonte aux faits récents, la situation s’est embrasée, le lundi 13 mai quand deux manifestations se sont croisées. L’une, à l’initiative de Sonia Backès, chef de file des "loyalistes" (Caldoches essentiellement, issus de l’immigration européenne) qui conduisait une marche LR, acquise à la cause de Paris. L’autre menée par le FLNKS, vent debout contre la réforme constitutionnelle qui prévoit d’ouvrir le corps électoral aux résidents présents sur le territoire depuis moins de dix ans. Une question centrale directement corrélée au statut de la Kanaky-Nouvelle-Calédonie.

Pour résumer, les Accords de Nouméa signés en 1998- suite des Accords de Matignon de 1988- permettent aux électeurs présents dans l’archipel à cette date et à leurs descendants de voter aux élections provinciales qui définissent le gouvernement local. La réforme constitutionnelle, dont le projet de loi adopté par le Sénat le 2 avril et voté jeudi dans la nuit à l’Assemblée nationale, prévoit le dégel du corps électoral en ouvrant le droit de vote à des électeurs jugés illégitimes par la population indépendantiste. En 1999, ils représentaient 7.5% des électeurs et constituaient en 2023 un électeur sur cinq. Cette configuration électorale est jugée "contraires aux principes démocratiques et aux valeurs de la République", de l’aveu même de Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur. D’ailleurs, le premier flic de France s’est prononcé contre le retrait pur et simple du projet de réforme, refusant de céder "aux émeutiers." Ce n’est pas par cette déclaration que le calme a des chances d’être rétabli, même temporairement et que sera résolu le fond du problème, à savoir le lien d’un autre temps entre la France métropolitaine et son territoire colonisé en 1850 et qui n’a cessé de voir l’immigration en provenance du vieux continent prendre le pas sur les Kanaks, premier peuple.

Écrasée par l’arrivée constante des métropolitains, la population autochtone ne représente pas plus de 40% des habitants de l’archipel. "Le peuple originel a été rendu minoritaire par une politique de peuplement qui n’avait pas d’autre but, justement, que de nous rendre minoritaires. Ouvrir le corps électoral, c’est faire perdurer cette injustice", a dénoncé le porte-parole du Parti de libération kanak, Jean-Pierre Djaïwé, lundi au Congrès calédonien.

Dégoupillé par le projet de réforme constitutionnelle, l’action radicale incarnée par le CCAT, Comité de coordination des actions de terrain, considérée comme la branche la plus radicale des indépendantistes, le gouvernement est-il en mesure d’appliquer son projet ? Alors que l’archipel compte 100 000 armes en circulation pour 270 000 habitants, les mots du gouvernement devraient être millimétrés. Qualifiée de "mafieuse" par G.Darmanin, le CCAT à qui il attribue les violences, est dans son viseur.

Autre cible des diatribes du ministre de l’Intérieur, l’Azerbaïdjan. Depuis que des drapeaux de l’ancienne république soviétique ont été repérés dans les rues de Nouméa, Darmanin accuse cet Etat "d’ingérence", dénonçant un "deal entre une partie des indépendantistes" et Bakou. Des accusations infondées, selon l’Azerbaïdjan. Quoiqu’il en soit, les accusations interpellent. Au-delà de la question historico-politique, la situation en Kanaky porte un enjeu géopolitique. La question des influences étrangères est sur toutes les bouches dans le sérail médiatico-politique français. Dès juillet 2023, le groupe d’Initiatives de Bakou s’est rapprochée de la cause indépendantiste kanak au grand dam du gouvernement français, tant de G.Darmanin que de Bruno Lemaire, ministre de l’Economie. Ce dernier comptait sur la signature du "Pacte nickel", avant fin mars, pour relancer la filière confrontée à des pertes records. Mi-avril, les élus du Congrès de l’archipel ont marqué un frein aux projets de Bercy, entérinant la création d’une commission spéciale pour évaluer la portée de ce pacte. Un casus belli pour les indépendantistes gênés à l’idée de transférer même temporairement la compétence nickel à l’État. La ressource reste un emblème de l’accession à la souveraineté de ce territoire- considéré par l’ONU comme à décoloniser.

TRT Francais