Cela fait six mois que la grogne des agriculteurs européens met à mal les exportations marocaines en Espagne, où les producteurs marocains viennent de porter plainte. Il s’agit d’une première dans l’histoire de leur relation. En France également, des camions entiers chargés de tomates marocaines ont été vidés. Cependant, à ce jour, aucune plainte n’a été déposée contre les agriculteurs français.
Lahoucine Aderdour, président de la Fifel (Fédération interprofessionnelle marocaine de la production et de l’exportation de fruits et légumes) rappelle que ce genre d’attaque a déjà eu lieu et insiste sur l’inquiétude que cela a provoqué : “Ces gestes ont été perçus par nos producteurs et exportateurs comme une atteinte à l'esprit de coopération qui a toujours uni le Maroc à ses partenaires européens. Ces relations, tissées au fil des années, représentent bien plus que de simples échanges commerciaux.”
Dans un communiqué du 25 février dernier, l’Apefel (Association marocaine des producteurs exportateurs de fruits et légumes) est plus critique : les circuits de production, de conditionnement et de transport sont perturbés, tout comme les livraisons. “Les opérateurs marocains sont mis en défaut sur les contrats qui les lient à leurs partenaires internationaux. (...) Cet enchaînement porte un sérieux préjudice à l’origine Maroc et la rend vulnérable.”
Le Maroc, 3e exportateur mondial de tomates
Alors quelles pertes ces destructions ont-elles occasionné pour le Maroc ? Difficile d’avoir des chiffres, mais l’exportation est le débouché numéro un pour la tomate marocaine. Le Maroc est le 3e exportateur de tomates au monde. Le pays en exporte vers la France 330 000 tonnes chaque année, soit 36% de la consommation totale en France. L’Espagne est également l’un des principaux partenaires commerciaux du royaume.
Pour les agriculteurs européens, la tomate marocaine représente une concurrence déloyale. La réponse des Marocains est claire. Ils expliquent respecter l’accord de libre échange qui prend en compte les périodes de production des Européens. En clair, le Maroc exporte plus en hiver vers la France qu’en été. L’accord de libre-échange entre le Maroc et l’Union européenne date de 2012. Il prévoit une limite des volumes exportés et encadre les prix. Au-delà de 285 000 tonnes de tomates exportées entre octobre et mai, les tomates sont soumises à des barrières douanières, quoique peu élevées, puisque les produits marocains bénéficient d‘un abattement de 60%, selon les termes de l’accord de libre-échange.
La grogne des agriculteurs européens est multifactorielle : augmentation des coûts de production, des règles environnementales de plus en plus strictes dans une Union européenne qui veut son “Pacte vert” en 2050. Le maraîchage et l’arboriculture français sont des secteurs en crise. La production nationale baisse d’année en année pour les légumes et pour les fruits malgré un plan de relance annoncé pour la filière il y a un an.
Dans ce contexte, l’augmentation des importations de tomates marocaines vers la France fait inévitablement réagir. L’association d’organisations de Producteurs de Tomates et Concombres de France qui rassemble 500 producteurs pointe un doigt accusateur: “sur la saison 2022-2023, 424.690 tonnes de tomates marocaines ont été importées en France, pour 394.740 tonnes en 2021-2022, soit une augmentation de 7,6%. En valeur, cette augmentation est de plus de 168 millions d’euros, soit 27,5%”.
Floriane Le Leslé, directrice de l’association, veut obtenir la révision de l’accord de libre-échange de 2012 car il ne correspond plus à la réalité actuelle selon elle: “L’accord est basé sur une valeur forfaitaire de 0,46 euro le kg mais pour une tomate ronde. Aujourd’hui, le Maroc se spécialise dans la tomate cerise. L’accord ne fait pas la différence entre la tomate ronde standard et une tomate qui est normalement vendue plus chère. En plus, les volumes d’exportation vers l’Union européenne n’ont pas été révisés à la baisse après le Brexit. La Grande-Bretagne importait environ 45 000 tonnes de tomates par an.”
La tomate marocaine, la préférée des supermarchés
La tomate marocaine a en effet les faveurs de la grande distribution européenne qui conclut des contrats directement avec des coopératives, pour un prix fixe toute l’année, ou à un prix lié aux cours mondiaux. Les avantages pour un supermarché sont évidents ; la production marocaine est disponible toute l’année, les coûts de production sont moindres dans le pays, les supermarchés peuvent proposer des prix défiant toute concurrence à leurs clients.
Laraisse Esserrghini, conseiller auprès de l'Association marocaine des producteurs et producteurs-exportateur de fruits et légumes (Apefel) tient à rappeler que les agriculteurs marocains ne sont qu’un maillon de la chaîne qui amène les tomates de la région d’Agadir vers les étals européens. “Il y a énormément de gens qui évoluent sur cette chaîne d’exportation et qui se font beaucoup d’argent. L’agriculteur et le consommateur sont les deux maillons faibles de cette chaîne. Nous sommes liés par des contrats.” Traduisez, les producteurs marocains sont comme leurs homologues européens soumis à de fortes pressions. Floriane le Leslé blâme encore et toujours l’accord de libre-échange qui met en concurrence des producteurs qui n’ont pas les mêmes coûts de production : “nous cueillons nos tomates à la main, et nous payons la main d'œuvre 14 euros l’heure, contre 1 euro au Maroc.”
Face à la concurrence sur la tomate ronde, les producteurs français se sont tournés au fil des années vers la production de tomates de niche. Les tomates cœur de bœuf, les tomates anciennes, les tomates cerises ou encore la production bio qui se vendent plus cher mais pour lesquelles les volumes sont moindres. Laraisse Esserrghini s’agace, les producteurs marocains n’ayant pas forcément la part belle dans les échanges avec l’Union européenne : “si les Européens gueulent, nous aussi, on a des raisons de gueuler. Nos coûts de production augmentent. Ils ont été, parfois, multipliés par deux voire trois. Mais comme nous sommes liés par un contrat, nous continuons à livrer, et parfois, nous vendons à perte.” Il rappelle, de même, que la balance commerciale du Maroc avec l’Union européenne est nettement déficitaire.
L’explosion des coûts a mis le monde agricole face à un modèle économique qui tire toujours plus vers le bas les prix de vente. Le désarroi est réel des deux côtés de la Méditerranée. Ce désarroi se double d’une réelle colère envers l’Union européenne. Avec son “Pacte vert”, l’UE exige des producteurs européens une plus grande écologie dans leurs modes de production, alors qu’elle importe massivement du Maroc, un pays qui est en stress hydrique depuis plusieurs années, notamment à cause de la production de tomates qui couvre plus de 7 000 hectares dans le royaume.