L’enquête et la procédure pénale concernant le financement présumé du cimentier français Lafarge à Daesh pour pouvoir maintenir ses activités en Syrie pourrait encore durer des années avant que la justice ne puisse établir les responsabilités avec certitude.
Après la révélation de ce qui apparaît comme un scandale d’État, dès 2016, les premiers éléments d’enquête ont pu aboutir aux premières mises en examen des cadres dirigeants de Lafarge dont celle de Bruno Pescheux, directeur de la filiale syrienne du groupe entre 2008 et 2014, et de son successeur, Frédéric Jolibois, pour des faits de "financement du terrorisme", "mise en danger d’autrui" et "violation du règlement européen".
Le groupe Lafarge a quant à lui été mis en examen en juin 2018 en tant que personne morale pour “violation d’un embargo“, "financement d’une entreprise terroriste", "mise en danger de la vie d’autrui“ et "complicité de crimes contre l’humanité".
Après une première annulation de ce dernier chef d’accusation par la Cour d’Appel de Paris en 2019, la Cour de cassation a finalement confirmé en 2021 puis 2022, la mise en examen de Lafarge pour des faits de “complicité de crimes contre l’humanité“ qu’il conteste formellement.
Mais malgré une instruction qui dure depuis maintenant cinq longues années, aucune date de procès n’a été fixée et les investigations se poursuivent toujours sous l’égide de trois magistrats instructeurs.
Les fonds versés ont pu financer les attaques terroristes menées en France
Alors que le procès des attentats du 13 novembre 2015 s’est achevé en juin dernier et que s’est ouvert celui de l’attentat de Nice ce lundi, la question du financement du terrorisme se pose plus que jamais.
Dans un entretien à l’Agence Anadolu, Cannelle Lavite, co-directrice du département entreprise et droits humains de l’ONG ECCHR (Centre européen pour les droits constitutionnels et les droits humains), assure que "rien ne permet d’exclure que les fonds présumés aient pu servir à mener des attaques en France".
Selon la juriste, "on ne sait pas comment ont pu être utilisées les sommes qui auraient été versées par Lafarge à Daesh".
La procédure et les plaintes déposées par ECCHR et l’ONG Sherpa pourraient ainsi servir à établir "une ligne rouge pour les entreprises" qui "doivent être tenues pour responsables".
"Poursuivre un objectif commercial n’exonère en rien les entreprises de leurs responsabilités“ et elles doivent être regardées comme “complices de crimes contre l’humanité", plaide par ailleurs Cannelle Lavite.
Les ONG veulent obtenir une jurisprudence
Cette médiatique affaire a permis de mettre en lumière les procédés de Lafarge mais selon la dirigeante du ECCHR, "ce qu’a fait le groupe n’est pas rare".
"Il y a par exemple des entreprises d’armement qui continuent de vendre des armes à l’Arabie Saoudite tout en sachant qu’elles seront sans doute utilisées pour tuer des civils au Yémen“, poursuit la jeune femme pour qui l’enjeu est désormais "d’obtenir une clarification et une jurisprudence".
Elle explique qu’il est nécessaire que cette procédure contre Lafarge puisse faire dire à la justice que “les acteurs économiques peuvent être regardés comme des complices de crimes graves“ quand ils "poursuivent des objectifs commerciaux" en dépit des activités criminelles menées par leurs créanciers.
"Du fait de l’impunité qui règne, elles ne se soucient pas des conséquences" que peut avoir la poursuite de leurs activités commerciales avec des entités, des pays ou des groupes qui mènent des activités manifestement criminelles.
L’État français mis en cause par des documents confidentiels
Des documents révélés par l’Agence Anadolu en septembre 2021 montrent que le groupe Lafarge, a régulièrement informé les services de renseignements français, des arrangements conclus avec Daesh pour obtenir le maintien de ses activités en Syrie.
Ces échanges et divers PV d’auditions montrent en outre que les services français ont profité de Lafarge pour obtenir des informations sur les activités de Daesh, sans jamais mettre en garde le cimentier sur la potentielle qualification pénale des activités auxquelles il se livrait.
"À ma connaissance, aucun acteur de l’État n’est mis en cause dans la procédure mais on pense qu’il serait important qu’ils soient entendus dans ce dossier", déclare à ce propos la co-directrice du département entreprise et droits humains de l’ONG ECCHR.
Elle rappelle néanmoins que l’ancien ministre des Affaires étrangères, Laurent Fabius, a été entendu par les juges dès 2018 mais "qu’il a complètement nié que des discussions avaient eu lieu au sujet de Lafarge notamment dans les locaux de l’Ambassade de France en Turquie".
Entendu par les magistrats instructeurs, l’ex chef de la diplomatie française avait assuré que l’affaire ne lui était "jamais remontée".
Vers un procès pour Lafarge et ses anciens dirigeants ?
À ce stade, aucune date n’a été fixée et l’enquête continue de suivre son cours comme le souligne Cannelle Lavite qui déplore “des délais relativement longs“ et le fait que “Lafarge use de toutes les mesures et procédures possibles pour ralentir et repousser la tenue d’un procès.
La dernière procédure lancée par le cimentier concerne sa mise en examen pour "complicité de crimes contre l’humanité" confirmée en mai 2022 et par laquelle il a engagé un pourvoi en cassation, dont l’étude est toujours en cours.
"On ne sait pas à ce stade, si Lafarge sera jugé“, précise la juriste qui souligne que "plusieurs dizaines d’anciens employés se sont constitués parties civiles".
Pour rappel, le cimentier français est soupçonné d’avoir versé, entre 2013 et 2014, une somme estimée à 13 millions d’euros à des groupes terroristes dont Daesh, pour espérer poursuivre ses activités sur place alors que la Syrie était déjà à feu et à sang.
Plusieurs cadres du groupe sont poursuivis dans cette affaire dont le PDG de Lafarge, Bruno Lafont, son directeur Sûreté, Jean-Claude Veillard, et l'un des ex-dirigeants de sa filiale syrienne, Frédéric Jolibois.