Il était l’incarnation du patriarche réactionnaire et autoritaire. Son unique œil laissait paraître un mélange de vanité et de colère constante, sa mâchoire carrée contrastait avec sa fine bouche, son discours mêlait provocations et une rhétorique virulente : lui, c’était Jean-Marie Le Pen, décédé le 7 janvier à l’âge de 96 ans. Mais au-delà de la figure outrageusement caricaturale du national-populiste, épouvantail électoral un demi-siècle durant, le cofondateur de Front National (FN) laisse derrière lui un héritage politique conséquent faisant quasiment office de victoire idéologique posthume.
Ce que certains éditorialistes qualifiaient jadis de "lepénisation des esprits" n’est en effet plus un fantasme médiatique ou un slogan électoral. Année après année, les idées de l’ex-FN devenu Rassemblement National (RN) gagnent du terrain. Les mots et expressions de Jean-Marie Le Pen ont fait florès dans le bréviaire politique français. Grand remplacement, arrêt de l’immigration, glorification du passé colonial, stigmatisation des minorités, masculinisme : tous les éléments discursifs de Le Pen père ont essaimé et se sont banalisés au point de transcender les clivages politiques. En témoigne le sondage de l’IFOP paru le 8 janvier dernier dans le JDD qui révèle que 66 % des Français veulent arrêter toute immigration algérienne en France. C’est assurément là une évolution de l’opinion publique française que l’ex-parachutiste tortionnaire de la Bataille d’Alger a indubitablement contribué à forger.
L'héritage colonial et le mythe de l’empire
Fondateur du Front National (FN) en 1972, Jean-Marie Le Pen demeure ainsi une figure essentielle pour comprendre l'extrême-droite française contemporaine et ses ressorts. Son discours, son idéologie et son rapport à des questions centrales telles que "l'Algérie française", l’islam et l'immigration ont un impact profond sur le paysage politique actuel.
Interrogé par TRT Français, Benjamin Stora, historien de l'Algérie et des questions coloniales estime que "Le Pen incarne une nostalgie de la grandeur coloniale toujours actuelle, une époque où la France était perçue comme une puissance civilisatrice". Cette nostalgie s'est traduite par une rhétorique exaltant les prétendues "bienfaits" de la colonisation, tout en minimisant les violences systémiques et l'exploitation inhérente à l’entreprise coloniale.
Pour Le Pen, l'empire était en effet "un symbole de la grandeur de la France", un discours qui résonne encore aujourd’hui chez nombreux de ses partisans et de sa fille Marine. "Tout l’univers mental de Jean-Marie Le Pen est celui de la nostalgie de l'empire colonial français, qui aurait été selon lui trahi et abandonné par les différents responsables politiques français et en premier lieu le Général de Gaulle", note Benjamin Stora.
Cette vision mythifiée de l'empire colonial trouve de facto un écho particulier dans son rapport à "l'Algérie française". Engagé dans la bataille d’Alger comme parachutiste, Le Pen a en effet été témoin et acteur des violences insoutenables commises durant ce conflit. Benjamin Stora rappelle que "Le Pen symbolise cette partie de la droite française qui n’a jamais accepté la perte de l’Algérie". Un passif qui s’est traduit par une défense acharnée des "pieds-noirs" (colons européens rapatriés) et des anciens de l’OAS (Organisation armée secrète), un groupe terroriste qui combattait pour le maintien de "l'Algérie française". Cette mélancolie coloniale s’est par la suite cristallisée sur l’immigration algérienne dont la stigmatisation confinait à l’obsession. La guerre d’Algérie (1954-1962) a ainsi été un tournant majeur pour Jean-Marie Le Pen.
D’après Benjamin Stora, la défaite française et l'indépendance de l'Algérie ont laissé une blessure profonde dans l’imagination collective de l’extrême droite. "Le Pen a exploité ce traumatisme en cultivant un discours mémoriel, axé sur l’idée de la trahison de l’État gaulliste et de l’abandon des Français d’Algérie". C’est justement de discours qui a permis à Le Pen de mobiliser une base électorale constituée de rapatriés et de nostalgiques de "l’Algérie française", contribuant ainsi à la popularité du FN, notamment dans le sud-est de la France.
"Le succès de Jean-Marie Le Pen s'est affirmé dans les années 1980, en grande partie grâce à l'essor de l'immigration algérienne, sur laquelle il a centré une grande partie de son discours", explique Benjamin Stora. Selon l'historien, le cofondateur du Front national a axé ses prises de parole principalement contre les Algériens en leur reprochant d’avoir voulu se détacher de la France coloniale tout en continuant à s’installer en métropole, avec une question en guise de slogan : "Vous avez réclamé l'indépendance de l'Algérie, alors pourquoi continuer à immigrer en France ?" Selon Benjamin Stora, cette prétendue invasion algérienne et la nostalgie d'une “Algérie française” perdue "ravive un esprit de revanche profondément ancré dans la mémoire collective française".
Pour le spécialiste de l’extrême-droite Jean-Yves Camus, qui s’est exprimé au micro de TRT Français, "cette stratégie mémorielle a été un facteur clé du succès électoral de Le Pen dans les années 1980 et 1990".
Il note cependant que cette rhétorique s’inscrit également dans "une vision plus large d’un nationalisme excluant, un nationalisme où l’autre, souvent musulman et maghrébin, est considéré comme une menace existentielle pour le corps traditionnel français". Une représentation qui n’a cessé de gagner du terrain ces vingt dernières années.
L'immigration : une obsession politique
Le combat central de la carrière politique de Jean-Marie Le Pen fut sans nul doute sa lutte sans relâche contre l’immigration extra-européenne. En plus d’avoir associé très tôt délinquance et présence d’étrangers nord-africains et sub-sahariens, l’ex-député Poujadiste a été parmi les premiers à assurer que l’immigration représente une forme de continuité de la décolonisation sur le sol français, faisant écho à la théorie du Grand Remplacement.
Selon Jean-Yves Camus, "Le Pen a su transformer la question de l'immigration en un levier politique majeur, en liant celle-ci à la perte de souveraineté nationale et à une prétendue décadence culturelle". Son célèbre slogan "Un million de chômeurs, c’est un million d’immigrés en trop" a marqué les esprits et illustre la manière dont il a lié l’immigration aux problèmes économiques et sociaux de la France, rappelle le spécialiste de l’extrême-droite.
Toutefois, Benjamin Stora souligne que cette rhétorique s’appuie sur une construction fantasmée de l'immigration comme une invasion. "Ce discours a non seulement alimenté une peur de l’autre, mais aussi cristallisé des tensions raciales et culturelles latentes". Bien que Jean-Marie Le Pen ait quitté la présidence du FN en 2011 et en a été exclu en 2015 par sa fille, son héritage idéologique continue de structurer une partie de la droite et l’extrême-droite en France. Marine Le Pen et Jordan Bardella, aujourd’hui à la tête du RN, ont cherché à "dédiaboliser" le parti en abandonnant certains aspects les plus polémiques de la rhétorique paternelle, en particulier son antisémitisme virulent. Cependant, les thèmes de l'immigration, de l’insécurité, de l’identité et de la préférence nationale restent centraux. Jean-Yves Camus observe effectivement que "la stratégie de Marine Le Pen n’efface pas le socle idéologique posé par son père, mais en modifie seulement l’emballage". En ce sens, l’héritage de Jean-Marie Le Pen perdure, bien que sous une forme adaptée aux enjeux et mutations du XXIème siècle.