Fin février dernier, la presse française a rapporté que le leader mondial des centres d’appels, Teleperformance, avait subi de lourdes pertes à la Bourse de Paris. Une dégringolade causée par une publication du spécialiste du paiement différé Klarna.
La fintech suédoise a en effet communiqué les résultats d’un de ses produits conçu avec l’intelligence artificielle (IA) en utilisant Open AI.
Verdict: l’assistant généré par l’IA de Klarna “réalise un travail équivalent à 700 employés à temps plein” dans les services d’aide aux clients. En d’autres termes, l'assistant généré par l’IA pourrait remplacer 700 télé-conseillers.
Principal concurrent de Paypal, Klarna donne même une prévision, estimant que son activité allait représenter “une hausse de 40 millions de dollars de profit” dès 2024. Dans ce sillage, mercredi 28 février 2024, l’action de Teleperformance touche son plus bas niveau depuis 2016, à 94,28 euros. Dans un communiqué publié le jour même, la direction de Teleperformance indique que l’activité actuelle du groupe “ne reflète en aucun cas les conclusions négatives qui pourraient être tirées des évolutions technologiques évoquées” (Ndlr : par Klarna). “Le groupe continue de développer des programmes de recherche et développement, par lui-même et en partenariat avec des acteurs technologiques leaders du domaine, en vue d’enrichir cette intégration [de l’IA, NDLR] et ainsi conforter sa position de leader mondial sur son marché”, réagit-on du côté du leader mondial des centres d’appels. Ce développement sur la place boursière parisienne n’a pas tardé à faire réagir au Maroc. Le pays mise en effet beaucoup sur l’outsourcing, secteur en continuelle croissance depuis sa naissance il y a une quinzaine d'années et l’un des premiers recruteurs du royaume. Selon les chiffres les plus récents, en 2022, comme en 2021, le secteur des centres d’appels était le premier recruteur du marché marocain avec 46% des postes ouverts. Le secteur génèrerait un chiffre d’affaires d’environ 50 millions d’euros, une manne économique considérable pour un pays où le chômage a atteint un pic historique au troisième trimestre de 2023 pour s'établir à 13,5%. Le catalyseur de l’emploi au Maroc serait-il menacé par l'émergence de l’IA ? Les avis sont divisés.
Effet d’annonce ?
Pour Driss Raissi, responsable du Système d'information et de développement (SI) chez Talklab, un centre d’appel de la place casablancaise, l’Intelligence Artificielle est “un véritable boost de productivité” pour la plupart des collaborateurs.
En tant que SI, son travail consiste notamment à fournir des outils pour le bon déroulement des opérations au sein du centre d’appel. Il doit par ailleurs exploiter statistiquement des datas et faire de la veille technologique. “Du côté du développement, c’est un boost incroyable d’utiliser Chatgpt ou des API* d’Open IA”, explique-t-il. “Des tâches que je devais effectuer en une heure ou deux, maintenant ça me prend dix minutes”, assure-t-il. “Je ne pense pas que l’IA puisse remplacer le travail des téléconseillers”, affirme M. Raissi pour qui cette affaire relève plutôt du tapage médiatique, de “l’effet d’annonce”.
“Techniquement, l’IA n’est pas en mesure de remplacer l’humain pour le moment et ce n’est pas prêt de le devenir”, explique Driss qui rappelle que l’IA ne peut pas reproduire des émotions humaines, dont l’empathie, essentielle lors d’une prise d’appel.
Facteur humain
Parmi les partenaires des centres d’appels marocains, on retrouve souvent de grandes entreprises françaises des télécommunications qui externalisent leurs services clients à ces entités. Le nombre d’appels reçus par jour se compte en centaines dont la prise en charge nécessite des interlocuteurs qui puissent s’adapter à toute sorte de profil de client et les guider rapidement dans leurs demandes, toutes autant diverses.
“Nous avons un script détaillé à suivre pour la plupart des requêtes des clients, ça peut être une box internet qui ne fonctionne plus ou l’absence de tonalité dans le téléphone etc.. et nous devons aussi tout renseigner sur un logiciel informatique jusqu'à la fin de l’appel”, explique Lamia, téléopératrice au sein d’un centre d’appel à Mohammedia.
“L'élément humain est à mon avis irremplaçable, c’est une évidence”, continue-t-elle. “Il faut comprendre que beaucoup de clients ne sont pas forcément à l'aise avec tout ce qui est technologie et qu’il faut les accompagner étape par étape avec des manoeuvres qui peuvent leur apparaître complexes”, argumente la jeune femme de 26 ans.
“Je ne pense pas qu’un logiciel d’IA puisse s’occuper de tout ça”, assure Lamia, qui en est à sa quatrième année dans ce domaine.
Pour l’instant, l’IA n’est utilisée que comme un “filtre” dans les services clients qui utilisent les “chatbots”, un programme informatique qui simule et traite une conversation humaine et qui redirige vers un agent humain quand il ne peut pas traiter la requête.
Une opportunité ?
Ces robots virtuels sont en effet surtout utilisés par les entreprises qui cherchent à éliminer le temps d’attente des clients, mieux gérer une forte demande et réduire les coûts et la charge sur leurs agents.
“Les services de renseignement téléphonique, qui employaient des milliers de personnes au début des années 2000, sont désormais automatisés grâce à l’IA. Les tâches complexes qui nécessitent une dimension émotionnelle resteront du ressort de l’humain”, détaille Karim Bernoussi qui dirige Intelcia, l’un des grands acteurs du secteur, dans une déclaration au site d’information de la chaîne marocaine SNRT (SNRTnews) le 7 mars dernier.
Le PDG d’intelcia poursuit en assurant que l’IA ne doit pas être une source d’inquiétude mais plutôt une opportunité pour les agents de se consacrer à des activités plus valorisantes, et pour les entreprises de s’adapter aux nouvelles technologies. Le remplacement des téléconseillers par l’Intelligence Artificielle semble encore très lointain quoique pas impossible dans l’absolu.
D’ailleurs, à la question de savoir si l’IA peut remplacer l’humain, le chatbot de ChatGpt dans sa version 3.5 répond : “Bien que l'IA puisse accomplir de nombreuses tâches de manière efficace, elle est plus susceptible de compléter plutôt que de remplacer complètement l'humain, du moins dans un avenir prévisible”. Un avenir prévisible représentant, toujours selon l'Intelligence artificielle d'OpenAI, une période qui “peut s'étendre sur quelques années à quelques décennies, en fonction de l'évolution des technologies et des besoins sociaux”.
*Une API (Application Programming Interface) est une interface qui connecte des logiciels, des services et des applications aux environnements différents afin qu'ils puissent connecter leurs données.