Boualem Sansal: symbole d’une inévitable rupture entre Paris et Alger?
Placé en détention pour "atteinte à l’unité nationale et à l’intégrité territoriale du pays", l'arrestation de l’écrivain Boualem Sansal a soulevé l’indignation du microcosme politico-médiatique français où ses prises de position ont fait polémique.
Boualem Sansal: symbole d’une inévitable rupture entre Paris et Alger? / Photo: AFP (AFP)

Survenue le 16 novembre dernier à l'aéroport d'Alger, l’arrestation de l’écrivain franco-algérien Boualem Sansal réveille des passions et des fractures profondes des deux rives de la Méditerranée.

Incarcéré pour “atteinte à l'unité nationale et à l’intégrité territoriale du pays”, l'auteur de 2084, âgé de 75 ans, se retrouve au cœur d'une tourmente politico-historique majeure. Sa détention fait suite à des déclarations tenues dans un entretien accordé au média d’extrême-droite Frontière, où il avait remis en cause les fondements de l'histoire algérienne contemporaine et ses démarcations frontalières actuelles.

“Quand la France a colonisé l’Algérie, toute la partie ouest faisait partie du Maroc, Tlemcen, Oran et même jusqu’à Mascara [...] la France a décidé comme ça, arbitrairement, de tracer une frontière”, avait-t-il affirmé lors de cet entretien de plus d’une heure. Et Boualem Sansal n’en était pas à son premier essai. Il s'était déjà attiré les foudres des autorités algériennes pour ses positions ambiguës sur la question très sensible du Sahara occidental. Il a en effet affirmé à plusieurs reprises que le "Front Polisario a été inventé par le pouvoir algérien pour déstabiliser le Maroc” alors que l'Algérie défend fermement le droit de ce qu’elle appelle le peuple “sahraoui” à “l'autodétermination”.

"Israël, un modèle de modernité"

Interrogé par TRT Français, l’essayiste et chercheur en philosophie politique, Bruno Guigue n’a pas été surpris par la réaction des autorités algériennes. “Ce qui a déclenché la réaction du pouvoir algérien, c'est la négation par ce personnage, de manière publique, de la légitimité des frontières de son propre pays (...) Je ne connais aucun pays qui accepterait qu'un intellectuel ressortissant de ce pays, ayant la nationalité de ce pays, puisse proférer des propos comme cela sans réagir”, a-t-il dit.

Par ailleurs, Boualem Sansal n'a eu de cesse de critiquer la "rente mémorielle" algérienne, dénonçant ce qu'il appelle "l'instrumentalisation du passé colonial pour justifier l'autoritarisme présent". Cette critique est souvent utilisée en France pour délégitimer les luttes décoloniales et minimiser les responsabilités de l'ancienne puissance coloniale.

L’autre point de discorde majeur avec le pouvoir algérien est le soutien explicite de Sansal à Israël, qu'il présente comme un “modèle de modernité” pour les pays arabes. Lors d’une conférence à l’invitation du CRIF, principal lobby pro-israélien en France, il déclarait ainsi que "les pays arabes devraient apprendre d'Israël plutôt que de s'enfermer dans une logique de haine". Cette position, en rupture totale avec la solidarité algérienne envers la Palestine, a renforcé l'isolement de Sansal dans son pays natal.

Un parcours marqué par une islamophobie débridée

Depuis plus d’une décennie, Boualem Sansal s'est illustré en France par ses productions littéraires mais également par sa rhétorique virulente à l'égard de l’islam et des musulmans. Si ses premiers romans, tels que Le Serment des Barbares (1999), étaient appréciés pour leur exploration des traumatismes historiques et identitaires, sa trajectoire a progressivement dérivé vers des positions hostiles à la religion musulmane. Dans ses nombreuses interventions publiques, il décrit effectivement l'islam comme une "idéologie totalitaire" et une "entrave au progrès". Ces déclarations, martelées à chaque occasion, l'ont érigé au rang d’égérie des cercles islamophobes français.

Dans une interview accordée à la radio publique France Inter, Sansal affirmait que ”l'islam est incompatible avec la démocratie” et “bloque le développement des sociétés arabes”. Des assertions qui, loin de susciter un débat nuancé, ont contribué à alimenter les stéréotypes racistes et islamophobes en France.

Bruno Guigue, estime que même si “personne ne peut se réjouir qu'un intellectuel fasse l'objet d'une arrestation, et qu’il n’a aucun élément sur le volet judiciaire de l’affaire”, les déclarations successives de Boualem Sansal s’avèrent néanmoins problématiques voire dangereuses.

“Boualem Sansal a, en 2018, critiqué vertement le gouvernement français en l'accusant, je cite, de participer au plan de conquête de la planète par la soumission de ses habitants à l'islam. C'est quelqu'un qui a une vision extrêmement négative de la religion musulmane et qui en fait son cheval de bataille. Deuxième point, c'est quelqu'un qui ne cesse de faire l'apologie du colonialisme français en Algérie. Il a déclaré par exemple que la France a laissé à l’Algérie un pays absolument extraordinaire, des milliers de kilomètres de voies ferrées, des ports, des universités, des collèges... Si le bilan de la présence française en Algérie est si positif que cela, il faut aller jusqu'au bout et dire que la révolte contre la colonisation française était illégitime et qu'il valait mieux rester colonisé”, affirme le chercheur.

Un séisme diplomatique

Sur le plan international, l'arrestation de Boualem Sansal a provoqué des réactions contrastées. En France, les milieux intellectuels et politiques d’extrême-droite ont vigoureusement dénoncé une atteinte à la liberté d'expression pointant du doigt les “méthodes mafieuses du régime algérien”. Le ministre des Affaires étrangères Jean-Noël Barrot a exprimé quant à lui sa "préoccupation", tandis que des personnalités comme Éric Zemmour et Marine Le Pen ont qualifié Sansal de "prisonnier d'opinion".

En Algérie, cette arrestation a été considérée par les médias officiels comme une mesure légitime pour protéger l'unité nationale et contrer les discours de haine. Pour de nombreux observateurs, elle marque une reprise en main musclée du pouvoir face à un intellectuel considéré comme un ”outil de déstabilisation” utilisé par des puissances étrangères.

Une figure controversée qui divise

Au-delà de son cas personnel, Boualem Sansal cristallise une fracture profonde entre deux visions du monde : d'un côté, des cercles occidentaux qui le considèrent comme un défenseur de la liberté d’expression face à ce qu’ils appellent “l'islamisme”; de l’autre, une Algérie qui voit en lui un provocateur islamophobe et un allié des courants réactionnaires impérialistes et néo coloniaux. Cette dualité pose une question essentielle : où se situe la limite entre la critique légitime et la stigmatisation des peuples dominés ? Pour beaucoup d'Algériens, Boualem Sansal a franchi cette ligne depuis longtemps, abandonnant son rôle d'écrivain engagé pour devenir le porte-voix d'une idéologie hostile à sa propre culture. Son arrestation n'est, de ce fait, pas seulement un acte judiciaire; elle est le reflet d'une tension dialectique entre un Occident hégémonique et moralisateur et un “Sud global” qui veut échapper à sa tutelle.

TRT Francais