Manifestation pro-Palestine à Sciences Po Paris avant l'évacuation du site par la police (AFP) (Others)

De Colombia à Berkeley, en passant par Harvard, les mobilisations en faveur de la Palestine au sein de prestigieuses universités américaines ont marqué le printemps 2024. Suscitant de vifs débats au sein de la société américaine, ces mouvements ont généralement abouti à une évacuation plus ou moins musclée des contestataires.

Il est intéressant de constater que l’on retrouve en France un phénomène similaire : au sein d’universités de renom, comme la Sorbonne ou Sciences Po, une partie des étudiants s’est mobilisée pour demander un cessez-le-feu à Gaza et marquer son soutien aux Palestiniens. Et comme aux États-Unis, ces happening ont déclenché de vives polémiques. On constate néanmoins quelques particularités ; contrairement à la société américaine, la société française est depuis longtemps très impliquée dans le suivi de la question israélo-palestinienne.

La crise des universités a témoigné d’une double radicalisation : les élites politiques, autrefois partisanes d’une voie nuancée, ont adopté un tournant pro-israélien de plus en plus marqué, tandis que la nouvelle génération étudiante fait de la cause palestinienne, son marqueur de radicalité politique.

Une mobilisation massive

À partir du mois de mars, dans le cadre de la journée européenne des universités contre le génocide à Gaza, à l’appel de la Coordination universitaire européenne contre la colonisation en Palestine (CUCCP), de nombreuses universités françaises ont connu un mouvement de mobilisation des étudiants. Si les cas de Sciences Po et de la Sorbonne, à Paris, ont été les plus médiatisés, de nombreux autres Instituts d’Études Politiques et universités (plus d’une quinzaine) ont été touchés en France.

Ce militantisme a pris la forme d’une occupation des locaux, s’accompagnant parfois de blocages ; il a été dans son ensemble pacifique, et l’on n’a pas observé en France de dérives comparables à celles qui ont pu être constatées dans les facultés américaines. Les manifestants demandent en majorité l’arrêt des bombardements à Gaza, même si leur discours s’accompagne de revendications plus générales en faveur de la cause palestinienne.

Le révélateur de tensions très vives

Historiquement, la question israélo-arabe a toujours divisé l’opinion publique française. De l’opération de Suez en 1956 au coup de colère de Jacques Chirac à Jérusalem en 1996, en passant par le tournant pro-arabe de Charles de Gaulle dans les années 1960, il y a toujours eu dans l’Hexagone une sensibilité spécifique à ce sujet ; le journaliste trotskyste Denis Sieffert évoquait même dans un essai remarqué, une «passion française». Nombreux en sont les éléments d’explication : l’intérêt historique de la France pour le Proche-Orient ; un sentiment diffus de culpabilité lié à l’épisode de Vichy et de la collaboration ; ou bien la présence en France de fortes populations juives et arabo-musulmanes dont une partie se sent solidaire d’un des camps en présence.

Jusqu’aux années 2000, toutefois, les débats et polémiques liés à cette question restaient de l’ordre de l’échange d’idées. Depuis, ils sont devenus beaucoup plus violents, avec une forme de diabolisation croissante du discours inverse. L’échec du processus d’Oslo, et la prise de contrôle des partis extrémistes sur place, ont durci les positions de part et d’autre.

Par ricochet, en France même, le débat public à ce sujet s’est durci, l’anathème est devenu monnaie courante. L’accusation d’antisémitisme est désormais systématiquement utilisée face aux critiques d’Israël, même lorsque celles-ci ne visent que le gouvernement de Benjamin Netanyahu. Elle s’accompagne de plus en plus d’une assimilation au Hamas ou, plus généralement, à l'islamisme.

Dans le cadre de la crise actuelle, une sémantique très dure est donc développée pour criminaliser les mouvements de soutien à la Palestine. Or, le mouvement d’occupation des facultés montre aussi les limites de telles accusations. En effet, le profil des étudiants mobilisés est celui de jeunes éduqués, souvent relativement favorisés, idéalistes, qui ne sont pas forcément membres de partis politiques. Leur rhétorique n’a rien à voir avec celle des mouvements islamistes ni, d’ailleurs, avec celle de l’antisémitisme traditionnel.

Un décalage sociétal et générationnel

Beaucoup de figures politiques ou de médias français ont pourtant eu tendance à présenter les jeunes mobilisés dans les universités comme des extrémistes politiques. Le qualificatif «islamo-gauchiste» est souvent utilisé pour les désigner : il désigne initialement le profil de militants anticapitalistes qui, voyant dans les musulmans un prolétariat de substitution, se montreraient complaisants avec la rhétorique islamiste.

Toutefois, le profil des étudiants manifestant pour la Palestine, à Sciences Po ou dans les universités, par exemple, ne correspond en rien à cet archétype. Beaucoup d’entre eux n’ont encore jamais milité ni été politisés ; leur mobilisation relève, en cela, davantage d’un mouvement spontané de réaction face à la violence des images provenant de Gaza. Les élites politiques et médiatiques qui attaquent ce mouvement utilisent ainsi des arguments anachroniques, qui montrent une profonde méconnaissance de cette jeune génération. Il y a la tentation d’imputer à celle-ci des logiques et des stratégies qui étaient celles de leurs aînés, en oubliant le contexte dans lequel elles ont grandi.

L’un des arguments les plus souvent entendus face à ces étudiants est typique de ce décalage générationnel : «où étiez-vous lors des massacres en Syrie ? Pourquoi n’avez-vous pas manifesté pour les Syriens ?» Cet argument est valable lorsqu’il s’adresse à des adultes, engagés de longue date en politique. Mais les étudiants de Sciences Po ou de la Sorbonne sont, en majorité, âgés de 17 à 22 ans. Cela signifie qu’au milieu des années 2010 (date des principaux massacres en Syrie), ils étaient encore à l’école primaire ou au collège, donc peu au fait des affaires du monde. Ces jeunes n’ont en réalité connu, comme grandes crises internationales, que la pandémie de Covid-19, la guerre en Ukraine puis la guerre à Gaza. Or, beaucoup de commentateurs des générations précédentes semblent ignorer ce fait et attaquent ces étudiants avec un argumentaire relatif aux années 2000 et 2010 : il y a là un élément d’incompréhension générationnel.

Un reproche similaire est fait au sujet de la question ouïghoure : les manifestants qui occupent les facultés sont accusés de ne se mobiliser que pour la Palestine, en oubliant le sort des Ouïghours persécutés par la Chine. Encore une fois, cet argument, tout à fait valable lorsqu’il cible par exemple des militants maoïstes de longue date, n’est pas pertinent pour les étudiants occupant les universités. D’une part, beaucoup d’entre eux sont trop jeunes pour avoir connu les grandes vagues de répression chinoise, à la fin des années 2010. Mais surtout, ce dossier est peu médiatisé en France et n’est connu que des spécialistes en relations internationales. Ainsi, l’absence de mobilisations des universités en faveur des Ouïghours ne relève pas tant d’un deux poids deux mesures entre Israël et la Chine, que d’une connaissance encore incomplète des affaires internationales.

Faire à des étudiants le reproche de ne connaître que les situations les plus médiatisées, relève aussi d’une incompréhension générationnelle. Par ces réactions en décalage avec leur époque, et avec leur jeunesse, les politiques et médias français risquent également de fragiliser l’image du pays à l’international.

Quelle image renvoyée à l’étranger ?

Au-delà de questionner sur les tensions internes à la société française, cette séquence risque de fragiliser quelque peu davantage l’image de la France à l’étranger. La mauvaise analyse de cette situation et de ces mobilisations par les élites politiques et médiatiques françaises les conduit à des réactions mal adaptées. Elles réagissent comme s’il s’agissait de combattre l’islamisme –qui pourtant n’est pas le moteur de ces mouvements– ou le racisme à l’égard des juifs –qui n’est pourtant pas du tout professé par les contestataires. S’ensuivent des évacuations musclées par la police, des condamnations par les porte-parole du gouvernement, des sanctions de diverses natures (à l’image de la suspension du financement de Sciences Po par Valérie Pécresse, présidente de la région Île-de-France). Ce qui donne au monde, l’impression que la France ne tolère pas la moindre critique d’Israël, et criminalise tout mouvement de soutien aux Palestiniens. L’impact sur les pays du Sud, en particulier les pays du monde arabo-musulman, ne peut qu’être catastrophique. Dans une situation internationale où le gouvernement israélien paraît de plus en plus isolé, la France donne ainsi l’impression d’aller à contre-courant. Ces mobilisations étudiantes permettaient de montrer la solidarité des Français à l’égard des Palestiniens. Leur diabolisation dans le discours public annule cet effet positif et, en fin de compte, fragilise l’image du pays à l’international.

Une autre question qui se pose est celle de la liberté d’expression. Depuis au moins la Révolution française, la promotion d’une vision libérale du monde, du libre-débat, de la libre-pensée est au cœur du «soft power» français. La défense de ces valeurs après les attentats ayant ciblé les journalistes de Charlie Hebdo, en 2015, était un marqueur fort de son discours. Or, la réaction des pouvoirs publics aux manifestations étudiantes et d’ailleurs, plus généralement, aux prises de parole en faveur de la Palestine, relèvent d’un autoritarisme marqué.

Lundi 29 avril, c’est sur demande expresse du Premier ministre, Gabriel Attal, que la police a évacué les manifestants pro-palestiniens de la Sorbonne. À partir du vendredi suivant, la même opération a été lancée pour Sciences Po. La rapidité de cette évacuation et l’implication des pouvoirs publics questionnent sur le respect du droit de manifestation : en d’autres circonstances, les manifestations étudiantes en université étaient, en effet, traditionnellement mieux tolérées.

Au-delà de la question des universités, d’autres formes de répression s’exercent. Début mai, l’humoriste Guillaume Meurice a été convoqué par la direction de Radio France pour un potentiel licenciement, après avoir moqué et critiqué Benjamin Netanyahu. En décembre 2023, c’est la journaliste Zineb El Rhazoui, militante laïque et républicaine de longue date, qui s’était vue retirer un prix par la région Île-de-France, pour avoir dénoncé les bombardements israéliens.

Il existe ainsi, dans les institutions françaises, une tendance croissante non plus simplement à défendre le gouvernement israélien, mais même à criminaliser ceux qui le critiquent. Ce faisant, la France renvoie l’image d’un État bien plus autoritaire, incapable de défendre ses propres valeurs, en particulier la liberté d’expression. Dès lors, son discours international sur ce sujet ne peut que paraître, au mieux incohérent, au pire hypocrite.

En fin de compte, la France ne semble pas avoir compris ce mouvement qui a surgi au sein même de sa société. Cette incompréhension ne témoigne pas seulement de fractures entre les générations. Elle entraîne aussi des réactions qui fragilisent l’image de la France à l’international, et ne servent donc pas ses intérêts.

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