La Turquie n'est certes pas étrangère aux tremblements de terre, mais les secousses massives du 6 février ont eu le pouvoir destructeur de plusieurs bombes atomiques et ont déclenché une dévastation d'une toute autre ampleur. Au moins 13 millions de personnes, réparties sur environ 110 000 km² dans le sud-est de la Turquie, ont été directement touchées, et des dizaines de milliers ont été tuées. Des pans entiers de la Syrie voisine ont également été dévastés.
Le monde entier a instinctivement compris qu'aucune nation ne pouvait être suffisamment prête ni répondre, seule, adéquatement à une telle catastrophe. Au cours de ma propre expérience de trois décennies de catastrophes, y compris en Turquie lors du tremblement de terre d'Erzincan en 1992, jamais, je n’ai été témoin d’une réaction aussi rapide ni aussi émue dans le monde.
C'est la solidarité humaine à son meilleur, à commencer par les courageux premiers intervenants locaux et la mobilisation nationale massive de la Turquie, complétée par les secours et l'aide provenant de plus d'une centaine de nations.
Les communautés qui ne connaissent que trop bien l'adversité étaient en première ligne: les réfugiés rohingyas du Bangladesh ont tricoté des couvertures et des pulls, les Afghans en proie à la pauvreté ont collecté des milliers de dollars et les équipes de secours de l'Ukraine, déchirée par la guerre, ont sorti les survivants des décombres.
Ces actes humanitaires sont doublement précieux, parce qu'ils sont spontanés et inconditionnels. Il ne s'agit pas d'une réciprocité calculée pour l'aide turque qui construit des hôpitaux pour les Rohingyas blessés à Cox's Bazaar, envoie des trains d'aide d'urgence en Afghanistan ou facilite le transfert de millions de tonnes de nourriture depuis l'Ukraine pour nourrir les plus affamés du monde.
Selon le dernier Rapport mondial sur l'aide humanitaire, la Turquie s'est classée au deuxième rang des donateurs humanitaires en 2021, avec un total de 5,6 milliards de dollars, soit environ 1 % de son PIB, y compris l'accueil de 3,5 millions de réfugiés syriens.
Bien sûr, pour les survivants désespérés du tremblement de terre dans leur pays, l'aide ne viendra jamais assez vite. Et ce n'est pas une consolation pour ceux qui ont perdu des êtres chers que cette réponse ait été plus importante et plus rapide que ce qui avait été vu auparavant en Turquie ou ailleurs ni que les meilleurs outils, technologies et dispositifs organisationnels disponibles aient été utilisés. Il y a toujours des leçons à tirer pour améliorer les choses à l'avenir, mais la Turquie s'est très bien débrouillée dans des circonstances extrêmes.
Alors que les équipes d'urgence étrangères rentrent chez elles et que le travail laborieux de réconfort et de réhabilitation des survivants s'accélère, la solidarité mondiale continuera d'être mise à l'épreuve. La Turquie aura besoin d'un soutien encore plus important au cours de la période à venir, car les statistiques sombres seront révisées à la hausse lorsque l'impact des tremblements de terre sera pleinement quantifié.
La Confédération turque des entreprises et des commerces estime que le coût de la catastrophe s'élèvera à 84 milliards de dollars, soit 9 % de l'économie turque (942 milliards de dollars en valeur nominale) en 2022. Toutefois, compte tenu des efforts de reconstruction prévus après le séisme, la Banque européenne pour la reconstruction et le développement prévoit une perte globale modeste de 1 % du PIB en 2023.
Cependant, pour minimiser l'impact économique à long terme du séisme, il faudra investir peut-être le triple de la valeur des pertes, car il sera beaucoup plus coûteux de reconstruire mieux pour se conformer diligemment au code de construction parasismique amélioré de la Turquie dévoilé en 2018. Comme une trop grande partie du parc immobilier de la Turquie est ancienne, la remise à niveau nécessitera un investissement conséquent mais nécessaire pour réduire l’impact des tragédies futures.
Dans le même temps, les calculs financiers froids ne traduisent pas les effets cachés du traumatisme de la population dans son ensemble, qui est toujours plus grave après un tremblement de terre qu'après d'autres types de catastrophes. Cela inclut les réactions de deuil et le stress mental, les complications liées aux blessures physiques, les risques de maladies infectieuses et l'aggravation des maladies chroniques. Des millions de jours d'école et d'emplois perdus sont inévitables pendant que la récupération émotionnelle et physique suit son cours.
Il ne fait aucun doute qu'il y aura de vigoureux débats sur la reconstruction et sur la provenance des financements. L'Union européenne prévoit une conférence des donateurs en mars. Les institutions financières internationales jouent un rôle clé, et la Banque mondiale a pris l'initiative de fournir 1,78 milliard de dollars US, tout en se préparant à fournir un autre milliard de dollars US. Le secteur privé et les initiatives spéciales de financement public, notamment les obligations de reconstruction auxquelles les citoyens peuvent souscrire, seront également mis à contribution.
La Turquie est un membre du G20 à revenu moyen supérieur, avec un PIB par habitant en termes de pouvoir d'achat de 30 737 dollars en 2021. Il ne fait aucun doute que la Turquie se relèvera. Mais la qualité du redressement et la diminution des souffrances évitables en cours de route dépendent de l'aide humanitaire pendant au moins deux ans.
Les Nations unies ont lancé un appel pour un milliard de dollars afin d'aider 5,2 millions de personnes pendant trois mois par l'intermédiaire de 15 agences des Nations unies, de neuf ONG internationales et de plusieurs organismes nationaux. Avec environ 100 000 maisons détruites et d'autres à démolir pour des raisons de sécurité, de nombreuses familles ont tout perdu. Ainsi, le besoin le plus important de l'appel vise à fournir 254 millions de dollars pour les abris - tentes et autres logements, vêtements, couvertures, articles de cuisine et de ménage essentiels, et soutien aux personnes temporairement logées dans des bâtiments publics.
Près de 203 millions de dollars sont destinés à la santé, à la nutrition, à l'eau, à l'assainissement et à l'hygiène, mais aussi le déploiement d'équipes médicales d'urgence, de cliniques et de laboratoires mobiles, la remise en état d'installations sanitaires récupérables, la fourniture de kits de traumatologie et de médicaments essentiels, la lutte contre les maladies infectieuses et les mesures de santé publique. Les femmes et les enfants, les personnes traumatisées mentalement et les personnes handicapées nécessitant des soins spéciaux et des services de réhabilitation sont particulièrement vulnérables.
Pour aller de l'avant, il faut nettoyer afin de créer les conditions propices aux retours et à la reconstruction. L'enlèvement, le recyclage et la gestion sûre des débris nécessiteront 148 millions de dollars. Ce processus crée également des moyens de subsistance à forte intensité de main-d'œuvre. La préservation et la reconstruction du patrimoine culturel essentiel, afin d'éviter les pertes et les dommages permanents, sont essentielles pour rétablir le moral de la société.
Il ne faut pas oublier que la guerre entre l'Ukraine et la Russie a fait grimper les prix des denrées alimentaires à un niveau historique dans le monde entier. Dans le sud-est de la Turquie, les cultures, la production et le transport du bétail ont été anéantis. Plus de 100 millions de dollars sont nécessaires pour nourrir les populations et fournir des intrants agricoles aux agriculteurs et aux éleveurs afin de démarrer la prochaine saison de croissance.
Les crises sont toujours source d'insécurité pour les enfants non accompagnés, les personnes âgées et les femmes, qui sont exposés à la violence et à la traite. Pour cette catégorie, 105 millions de dollars sont prévus pour les services de protection, notamment les espaces sûrs, la réunification des familles et la prévention de la violence.
L'appel des Nations unies s'accompagne d'une demande de 375 millions de dollars de la part de la Fédération internationale des sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, relayée par le très actif Turk Kizilay, le Croissant-Rouge turc, qui compte 279 branches et 211 000 bénévoles et employés présents partout.
Alors que les agences humanitaires se sont déplacées à toute vitesse pour mener des évaluations et concevoir des appels, il revient aux donateurs de répondre avec la même urgence, car la livraison en temps voulu sur le terrain dépend de l'approvisionnement complet des stocks à l'avance. Ils doivent également rationaliser les exigences en matière de rapports et de contrôles, sans toutefois compromettre l'obligation de rendre des comptes, afin de s'assurer que la proportion maximale du dollar humanitaire va aux personnes dans le besoin. Cependant, les agences d'aide et les donateurs doivent rester flexibles car l'évolution des besoins nécessite des ajustements rapides.
Par ailleurs, compte tenu du grand nombre d'organisations impliquées, la coordination est essentielle pour que l’aide soit acheminée au bon moment et au bon endroit. Cette coordination est menée de manière appropriée par l'Agence nationale turque pour les catastrophes, l'AFAD, qui devrait être renforcée pour consolider ses fonctions d'information en collaboration avec le Bureau des Nations unies pour la coordination des affaires humanitaires, qui facilite la coopération internationale.
La fourniture efficace de l'aide humanitaire avec un minimum de frais généraux et de fuites n'est pas seulement une question de gestion. Il s'agit d'une responsabilité morale de veiller à ce que le plus grand nombre possible de personnes bénéficient d'avantages vitaux à un moment où les besoins sont énormes et où les ressources sont inévitablement limitées.
Cela signifie qu'il faut localiser l'aide de la manière la plus efficace qu’il soit. Comme ce sont les organisations locales et nationales qui effectuent la majeure partie du travail de base, les donateurs étrangers, y compris les agences des Nations unies, devraient les financer directement afin de minimiser les coûts transactionnels inutiles en cours de route. La confiance du public repose sur l'équité, la cohérence et la transparence avec lesquelles le travail humanitaire est effectué.
Il se trouve que c'est en Turquie qu'un grand marché de réformes a été initialement convenu lors du tout premier Sommet humanitaire mondial à Istanbul en 2016. Malheureusement, il n'y a guère de progrès sur la manière de mieux s'organiser pour les moments de crise de plus en plus fréquents dans un monde sujet aux catastrophes.
Les grandes catastrophes sont des occasions de réflexion, de réforme et de renouvellement. Alors que nous mettons la main à la poche pour aider les survivants du tremblement de terre, quel serait le plus digne hommage aux personnes décédées que de transformer le système sur lequel reposent les chances de vivre ou de mourir lors de futures tragédies ?
Que la douleur et le chagrin causés par les tremblements de terre en Turquie ne soient pas en vain.
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