Quelles sont les conséquences politiques du refus d'Emmanuel Macron de nommer Lucie Castets à Matignon malgré la victoire du Nouveau Front Populaire aux élections législatives ?
Emmanuel Macron, à partir des résultats des législatives, avait deux possibilités. La première était en effet de nommer Lucie Castets Première ministre, et donc d'avoir un gouvernement de gauche sous contrôle des Macronistes qui étaient en position de faire du chantage à la censure. Ce qui aurait abouti à une négociation entre eux et le nouveau Front Populaire concernant la composition d’un programme de gouvernement que les Macronistes auraient toléré.
La deuxième possibilité consistait à constituer un gouvernement essentiellement de droite sous contrôle de l'extrême droite au moyen du chantage à la censure. Une négociation entre l'extrême droite, le bloc central et la droite traditionnelle, dans l’optique d’une coalition, ne pouvait en effet aboutir sans un quitus de l'extrême droite. Emmanuel Macron a donc choisi la deuxième possibilité avec la nomination de Michel Barnier à Matignon. Les deux étaient faisables, j'insiste sur ce point. Ce n'est pas un choix par défaut contrairement au scénario véhiculé par les médias. Emmanuel Macron a bel et bien préféré un gouvernement de droite sous tutelle de l'extrême droite plutôt qu'un gouvernement de gauche sous tutelle des Macronistes.
Le nouveau gouvernement de Michel Barnier ne correspond pas aux rapports de force politiques issus des élections législatives. Assistons-nous à un déni de démocratie selon vous ?
Cette situation pose au moins deux énormes problèmes au niveau du fonctionnement de la démocratie française. Le premier problème, c'est que le verdict des urnes est très exactement bafoué. La gauche a gagné les élections législatives, ce n'est pas contestable, c'est factuel. Je veux bien qu'on soit à l'ère de la post-vérité, mais il y a quand même des limites. Les faits sont têtus. Quel est le critère pour gagner les élections législatives partout dans le monde ? Arriver en tête au nombre de sièges. Et constituer ensuite une coalition : la gauche a gagné ses élections législatives, ce n'est pas contestable. Emmanuel Macron les a perdues, ce n'est pas contestable non plus. Et il a perdu juste avant les élections européennes. C'est factuel. L'extrême droite a également perdu ses élections législatives parce qu'il y a eu un front républicain massif des électeurs dans les urnes pour leur dire non. Et enfin, dernier fait, la droite s'est prise une raclée. Et à l'issue de ces résultats-là qui envoient un message assez clair, on se retrouve avec très exactement le contraire, c'est-à-dire que la gauche n'est pas au pouvoir, Emmanuel Macron reste aux manettes, la droite obtient des postes très importants, et, cerise sur le gâteau, c'est sous tutelle de l'extrême droite dont le rejet était le principal moteur des résultats des élections. Donc on se retrouve très exactement avec le contraire du verdict des urnes, et c'est ça qui pose problème en termes de dysfonctionnement massif de la démocratie française.
Comment expliquez-vous justement ce dysfonctionnement de la démocratie française ?
La première raison, c'est que les institutions de la Ve République donnent au président de la République une marge de manœuvre démesurée pour pouvoir contourner le verdict des élections législatives. C'est le premier problème. Rien n'oblige par exemple le président de la République dans la Constitution à nommer un Premier ministre choisi par la coalition qui est arrivée en tête. Ce n'est marqué nulle part, c'est juste un usage. C'est une faille dans notre Constitution dont Emmanuel Macron s'est servi. La première raison est donc toute simple. La deuxième raison, c'est que nous avons des institutions qui ont été imaginées il y a environ 65 ans. Et à l'époque, elles ont été pensées pour une vie politique dans laquelle il y a un gros bloc de gauche et un gros bloc de droite qui s’affrontent. Dans cette optique, les élections à deux tours servaient au premier tour à départager les forces de droite et du centre d'un côté et les forces de gauche et d'extrême-gauche de l'autre. Et ensuite, les finalistes s'affrontaient. C'est comme ça que cela a été imaginé. Cela donnait des résultats cohérents avec ce que voulait la population. La vie politique était bipolarisée. Mais ce schéma ne fonctionne plus car la vie politique française est désormais fragmentée en trois blocs. Vous devez composer non pas avec deux blocs à 50 % qui sont départagés de justesse, mais avec un bloc qui arrive au pouvoir alors qu'il ne pèse au mieux qu’un tiers de l'électorat, et qui est immédiatement rejeté par les deux tiers restants. On a par conséquent une vie politique qui est, un, non représentative, et deux, très frustrante pour la majorité des Français. On a développé une culture politique malsaine dans ce pays depuis qu'on a ce dysfonctionnement. Des institutions prévues pour la bipolarisation et qui sont appliquées à un système de tripolarisation, ça donne des abominations. C'est la raison pour laquelle je suis très inquiet de voir que le sujet de la refonte complète des institutions françaises n’est pas à l’ordre du jour. Alors qu'il faudrait changer de constitution.
Quelles seraient précisément les solutions qui pourraient sortir la France de cette crise démocratique ?
Il faut changer nos modes de scrutin. C'est vraiment urgent. – Et quel serait justement le type de scrutin qui pourrait gagner ? – Alors, il y a plusieurs possibilités. J'ai beaucoup réfléchi à cela. Une des possibilités est de passer à la proportionnelle intégrale, comme quasiment toute l'Europe. C'est-à-dire, un système dans lequel votre nombre de sièges dépend de votre nombre de voix nationales. Avec une barrière à 5, voire 10%, pour que vous n'ayez pas un émiettement du Parlement. Trois ou quatre grandes forces devront se mettre d'accord pour avoir la majorité ou pas. Nous avons pris l'habitude, dans presque toute l'Europe, d'avoir un gouvernement qui a besoin de la majorité au Parlement pour exister. Or, dans le même temps, les courants politiques du pays sont de plus en plus divers. La population est de plus en plus éduquée et de moins en moins encadrée. Et elle a de plus en plus accès à des sources d'informations et d'opinions variées. Tout cela a engendré une sorte de tour de Babel. Mais des alternatives existent, comme par exemple dissocier le gouvernement du Parlement. On peut le faire en élisant directement le chef du gouvernement. C'est ce que font les États-Unis d'ailleurs où le gouvernement n'est pas responsable devant le Parlement. Il faut passer à mon avis à un système dans lequel le pouvoir exécutif ne peut pas dissoudre le Parlement, et le Parlement ne peut pas renverser le gouvernement, et où il y a une négociation permanente entre le gouvernement nommé par le président élu d'une part, et un Parlement qui est réellement représentatif.
Pour résoudre le problème de manière durable, il faudra nécessairement passer par la réforme constitutionnelle. Sinon on ne fera que retarder le problème ou s'en fabriquer des nouveaux. Il faudra donc trouver à la fois un système qui soit stable et qui représente fidèlement la population dans toute sa diversité d'idées.