Pendant plus d'une semaine, 36 sauveteurs français et trois chiens de recherche des Pompiers de l'urgence internationale ont travaillé sans relâche à Kahramanmaras, ville épicentre des séismes qui ont secoué le sud de la Turquie le 6 février. Arrivés sur les lieux le lendemain des tremblements de terre dévastateurs, ils ont été confrontés à une scène d'apocalypse. Malgré les conditions extrêmement difficiles, l'équipe dirigée par Philippe Besson, aguerrie aux interventions internationales, a réussi à sauver la vie de deux personnes.
Avant d'arriver sur place, vous attendiez-vous à un séisme d’une telle gravité ?
Quand on a vu les effondrements au centre-ville, on s’est rendu compte qu’ils étaient extrêmement complexes parce que nous ne sommes pas dans des villages avec des habitations individuelles, mais dans de grandes villes avec des immeubles d'habitation qui font dix étages de haut, et qui sont tous proches les uns des autres. Il y a des zones où tout est effondré. C'est vraiment l'apocalypse.
Ces séismes sont qualifiés comme étant “la catastrophe du siècle". De par votre expérience et votre présence sur place, confirmez-vous ce qualificatif ?
Oui, parce qu’avant tout, la zone est extrêmement étendue. Parce que quand vous avez une région unique, avec l'épicentre et la zone de l'épicentre, c'est gérable. Mais de par la surface et la force des séismes, il est évident que c’est une catastrophe majeure. Celui d'Izmit en 1999 que j'ai également connu me paraît très similaire. Avec moins de surface, mais autant de violence.
Vous avez voyagé très tôt vers Kahramanmaras, dans quel état étaient les rescapés à votre arrivée ?
Vous aviez des personnes et des familles entières qui étaient au pied des immeubles, dans un état de sidération. D'autres, avec des pelles, commençaient déjà à chercher dans les décombres. Ils s’imaginaient creuser dans leur chambre ou dans leur cuisine, mais en réalité, ce n’était pas du tout ça. Devant la gravité des choses, on peut difficilement leur interdire cela.
Dans cette situation d’extrême urgence, comment avez-vous fait pour vous adapter aux conditions que vous impose l'environnement ?
Malheureusement, nous avons l'expérience des différentes catastrophes dans le monde. Nous étions en Indonésie, au Pakistan, aux Philippines… Donc savoir s'adapter, c'est un peu dans nos gènes de sauveteurs et de pompiers. Mais dans ce genre de situation, surtout, il ne faut pas se laisser submerger par l'émotion. Naturellement, on a été très sollicités par la population. Ils attendaient énormément de nous. Beaucoup de personnes venaient nous voir en disant : “J'ai mon mari qui est ici sous les décombres, j’ai mon fils, ma fille… “
Comment avez-vous opéré pour détecter les personnes encore vivantes sous les décombres ?
Pour chaque personne qui nous sollicite, nous engagions nos trois chiens pour voir s’ils pouvaient localiser une victime vivante. Un premier chien va d'abord explorer toute la zone des décombres en passant partout où il peut. Lorsqu'il va relever son nez et capté une odeur humaine d'une personne vivante, il va marquer un endroit donné. On fait la même chose avec le deuxième chien puis le troisième.
Nous avons complété cela par une caméra miniature, des appareils d'écoute qui permettent d'entendre les bruits émis par une victime si elle est encore vivante sous les décombres, un scanner et des drones.
Une fois la victime détectée, comme parvenez-vous à l’atteindre et la sortir des décombres ?
Le cheminement est très compliqué, mais surtout très long. Nous avons mis plus de 7 heures pour sauver la première victime, et presque 10 heures pour la deuxième. Le chien peut marquer un endroit donné, mais la victime peut se trouver à dix mètres de là. Un effluve, c’est comme une odeur et celle-là va passer par toutes les ouvertures possibles entre les décombres.
Ce n’est pas parce que le chien a marqué cet endroit-là que l’on va creuser et trouver la victime de suite. Cela prend des heures et des heures... Il faut toujours trouver le meilleur itinéraire pour se rapprocher de la zone marquée par le chien, mais avant d'atteindre la victime, il faudra peut-être creuser et se faufiler sur une dizaine de mètres.
Comment s’est déroulé le premier contact avec les deux victimes sauvées ?
Les victimes sont souvent dans un état de sidération. Il est certain qu’il y a là un soulagement, mais elles ne peuvent pas trop se manifester sous les décombres. La première chose que l’on fait, c’est de prendre contact avec eux. Le but est de les maintenir en vie. Il ne faut pas qu'elles se relâchent. Nous avons quelqu'un qui parle le turc pour pouvoir échanger avec elles. Ensuite, nous faisons intervenir l'équipe médicale et on met tout en œuvre, notamment des perfusions, pour qu'elles puissent rester en vie jusqu'à l'ambulance.
Sur le terrain, comment avez-vous coordonné avec l’AFAD (la direction turque de gestion des catastrophes et des urgences) ?
Nous devions être autonomes sur le terrain, mais le gouvernement et l’AFAD ont tout fait pour apporter un soutien logistique que ce soit pour les véhicules, le carburant, les escortes policières… Ce sont également eux qui décident du départ des équipes et de l'arrêt des opérations de recherche. Nous faisions des points chiffrés plusieurs fois par jour pour suivre l'avancée des opérations.
Devant l’ampleur des dégâts, la réactivité et l'organisation semblent efficaces
Globalement oui. La mise en route a été compliquée parce qu’ il y a eu deux séismes, on avait des répliques toutes les deux minutes, mais surtout l’AFAD a perdu du personnel sous les décombres avant notre arrivée durant le deuxième séisme…Mais franchement, on se l’est dit entre nous au sein de l'équipe, si on avait la même chose en France, je ne pense pas qu'on ferait mieux…
40 000 décès ? Peut-être que nous pouvons envisager un doublement de ce chiffre
Dans quelle mesure les répliques impactaient votre travail ?
Nous en avons ressenti très régulièrement. Je crois que la plus forte est montée jusqu'à une magnitude de quatre. Quand une équipe est engagée plusieurs mètres sous les décombres dans un immeuble qui est déjà fragilisé, cela donne des situations très dangereuses. Il peut y avoir des fuites de gaz, ou des risques d'effondrements. Donc ça met en danger la sécurité des équipes, la vie de la victime, et ça retarde le travail déjà effectué qu’il faut ensuite reprendre rapidement.
Il y a déjà plus de 40 000 de décès. Selon vos estimations, jusqu’où ce chiffre peut s’élever ?
C'est une question difficile. Nous avons vu des immeubles entiers de dix étages dans lesquels il y avait des centaines de morts… C'est difficile de m'engager, mais peut-être que nous pouvons envisager un doublement de ce chiffre. Les séismes se sont produits la nuit. Donc, les bureaux et les immeubles industriels étaient quasiment vides. À quatre heures du matin, tout le monde était en train de dormir à la maison.